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Rubrique : chroniques francophones / volume 1

10 avril 1998



L’œuvre multimédia interactive est une œuvre collective

A propos de la décision du TGI de Nanterre du 26 novembre 1997

(affaire : J.-M. Vincent, Magali Jallais c/ CUC Software international, M. Tramis, S. Boris Schmid)

 

Gérard HAAS

Olivier de TISSOT

DJCE - Docteur en droit

HEC - Docteur en droit

Avocat à la Cour

Professeur à l' ESSEC

 

Le TGI de Nanterre, en date du 26 novembre 1997, a rendu un très intéressant jugement (Vincent, Jallais / CUC Software International SA) portant sur un problème d'actualité rarement traité en jurisprudence, à savoir comment qualifier une œuvre multimédia interactive: œuvre collective ou œuvre de collaboration ?

L'affaire opposait le réalisateur d'images vidéo, fixes et non sonorisées, intégrées dans un jeu vidéo édité sous forme de cédérom, au producteur de ce jeu vidéo.

Bien que le contrat écrit passé entre les parties ait précisé que l'apport du réalisateur consistait en " une prestation de service contribuant à une œuvre collective ", le réalisateur prétendait que son apport était en réalité une œuvre littéraire et artistique à part entière, dont il était donc l'auteur au sens du Code de la Propriété Intellectuelle, et que le cédérom devait être qualifié d’œuvre de collaboration, et non d’œuvre collective.

Développant un raisonnement particulièrement bien structuré, le tribunal analyse, dans une première étape, quelle est l'activité réelle du réalisateur, en se demandant s'il est possible d'assimiler son activité à celle d'un auteur; il recherche donc si sa contribution est originale, c'est-à-dire s'il y a un véritable apport créatif reflétant sa personnalité. Des circonstances factuelles, et non contestées, de l'espèce, le tribunal déduit qu'il n'y a pas d'apport personnel du réalisateur, mais simplement réalisation d'une contribution technique.

On rappellera qu'il existe une présomption légale selon laquelle le réalisateur d'une œuvre audiovisuelle est un auteur, mais cette présomption peut être renversée.

En effet, les éléments fondamentaux de l'apport créatif d'une réalisation (ou mise en scène), ce sont les choix des mouvements de la caméra, des cadrages, des décors, des acteurs, des styles de direction d'acteurs etc, choix qui varient évidemment en fonction de la personnalité du réalisateur.

En l'espèce, ce n'était pas le cas, puisqu'il s'agissait de plans fixes réalisés à partir d'indications fournies dans un cahier des charges par le producteur, le réalisateur n'ayant aucune liberté dans le choix des acteurs, les textes etc.

En jugeant que la seule captation d'images fixes ne constitue pas en tant que telle un apport intellectuel, le tribunal réaffirme donc le principe bien connu selon lequel une prestation technique ne relève pas du droit d'auteur.

A ce stade du raisonnement le jugement aurait pu s'arrêter là, en déboutant le réalisateur de sa demande à être reconnu comme auteur des images qui lui avaient été commandées.

Mais, dans une seconde étape de son raisonnement, la plus novatrice, le tribunal a voulu aller plus loin en considérant que, même si le réalisateur avait pu bénéficier de la protection du droit d'auteur, de toute façon, compte tenu du fait que sa contribution s'intégrait dans une œuvre qualifiée de collective, il n'avait aucun droit sur la dite œuvre (on sait que les droits portant sur une œuvre collective, sauf preuve contraire, appartiennent au producteur qui en eu l'initiative, a mis le financement en place, l'a éditée, publiée et divulguée sous sa direction et son nom)

C'était poser la question de savoir quel est le statut juridique exact de l’œuvre multimédia.

On se souvient, que la doctrine, ces dernières années, a été fortement divisée entre une logique économique (l’œuvre multimédia est une œuvre collective) et une logique d'auteur (l’œuvre multimédia est une œuvre de collaboration). A l'évidence, cette distinction est, sur le plan pratique, fondamentale, non seulement pour les producteurs-investisseurs, mais aussi pour tous ceux qui, participant à sa réalisation, seront soit des coauteurs, qui cogéreront l’œuvre définitive, soit des "créateurs" sans aucun droit sur cette dernière.

Le tribunal s'écarte de la tendance traditionnelle en faveur d'un rattachement de l’œuvre multimédia au régime de l’œuvre audiovisuelle et donc de l’œuvre de collaboration (présomption irréfragable, selon la jurisprudence actuelle), pour considérer qu'au contraire une œuvre multimédia a une nature spécifique qui doit la distinguer de l’œuvre audiovisuelle telle que cette dernière est définie par le Code de la propriété intellectuelle.

Le tribunal affirme en effet que le CD-ROM réalisé " ne peut être qualifié d’œuvre logicielle ou d’œuvre audiovisuelle, ces deux catégories étant trop réductrices pour rendre compte de la réalité de sa nature ", en précisant que " l’œuvre audiovisuelle ne saisit pas la caractéristique essentielle de l'interactivité qui oppose au défilé séquentiel et linéaire d'images qui s'imposent au spectateur passif, le dynamisme propre de l'utilisateur qui choisit les séquences auxquelles il désire accéder. "

Dans l'espèce jugée, c'est l'analyse d'un faisceau d'indices factuels qui conduit le tribunal à qualifier de collective le produit multimédia, indices constitués par le fait que les images tournées par le réalisateur "devaient être retravaillées (par des procédés informatiques) pour pallier les manques, procéder à des ajouts et les rendre interactives."

On peut en conclure d'abord que l’œuvre audiovisuelle doit se limiter strictement aux œuvres cinématographiques ou, comme le précise le Code de propriété intellectuelle, analogues au cinéma, c'est-à-dire des œuvres non interactives telles que les fictions télévisées, les documentaires, les vidéos notamment; et ensuite que, d'une manière générale, une œuvre interactive n'est pas une œuvre audiovisuelle. Et ces conclusions nous paraissent raisonnables.

Par voie de conséquence, dès lors que des images vidéo sont incorporées dans un produit interactif, elles perdent leur nature audiovisuelle pour devenir un élément d'une œuvre collective, et leurs créateurs, même s'ils peuvent être qualifiés d'auteur, n'ont aucun droit sur le produit fini.

 

Conclusion

Le problème de la nature juridique d'une œuvre multimédia se pose aussi parce que les créateurs d'une production multimédia viennent d'horizons différents.

Il est vrai qu'au regard des différentes professions concernées par la création multimédia , la tendance est de qualifier cette création conformément aux habitudes de la profession concernée: les métiers de l'édition et de l'audiovisuel envisagent habituellement un produit multimédia comme une œuvre de collaboration, alors que les métiers de la presse écrite ou ceux de l'informatique le considèrent plutôt comme une œuvre collective.

La voie montrée implicitement par le tribunal pour éviter les doutes dans l'esprit des contractants et les conflits dans les productions multimédia futures est donc de rédiger un contrat loyal mais précis, qui définisse exactement la nature de la contribution du prestataire de service, et qui explique la nature collective (due notamment à l'interactivité) de l’œuvre à laquelle la contribution s'intégrera.

Note : cette chronique a fait l’objet d’une publication dans les Annonces De La Seine  -   Lundi 27 avril 1998 - n°32 dont l’intégralité peut être consultée sur le site http://www.annonces-de-la-seine.com et http://www.grolier.fr/cyberlexnet

 

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