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Rubrique : internautes / le droit pour tous
Mots clés : nom, domaine, marque, gtld
Citation : Yann DIETRICH, "Le réseau sous l'emprise américaine", Juriscom.net, juin 1998
Première publication : Juriscom.net


Le réseau sous l'emprise américaine

Yann Dietrich


Le 31 mars dernier, le contrat par lequel le gouvernement américain établissait un monopole quant à la gestion des noms de domaine au profit de Network Solutions Inc venait à expiration et ne devait pas être renouvelé. Des solutions négociées par la communauté de l’Internet devaient entrer en vigueur. Malheureusement, le 30 janvier 1998, le gouvernement américain publiait un livre vert sur les noms de domaine, prolongeant de facto le monopole de NSI jusqu’au 30 septembre 1998. Par cette publication, les Américains ouvraient une consultation jusqu’au 23 mars 1998.

La communauté de l’Internet avait cependant élaboré une série de mesures mettant en place une gestion des noms de domaine. En effet, le 11 novembre 1996, L’International Ad Hoc Committee (IAHC) a été créé à l’initiative de l’Internet Society (ISOC) et à la demande de l’Internet Assigned Numbers Authority (IANA). Onze membres ont été désignés par ces organisations ainsi que par l’Internet Architecture Board (IAB), l’Internet Telecommunication Union (ITU), l’OMPI, et l’International Trademark Association (INTA). Le 4 février 1997, l’IAHC adressait son rapport final : " Recommandations pour l’administration et la gestion des noms de domaine de têtes génériques ".

Ce comité affirmait avec force que le système des noms de domaine (DNS) constituait une ressource internationale et, par là même, exigeait que l’on adapte les solutions en conséquence. Selon l’IAHC, une distinction fondamentale devait être opérée entre les fonctions de Registre (Registry) c’est-à-dire la gestion technique et administrative de l’adressage et les fonctions d’unités d’enregistrement (Registrar) chargées de proposer au public l’enregistrement de noms de domaine. Seule cette deuxième fonction devait être ouverte à la concurrence par des unités réparties sur les cinq continents et regroupées au sein d’un Conseil de l’Enregistrement (CORE). Cette structure devait en outre être supervisée par deux organes consultatifs, le Policy Advisory Board (PAB) et le Policy Oversight Comittee (POC).

Au sein de ces différentes instances, de nombreuses discussions ont eu lieu sur la base du rapport final de l’IAHC. Elles ont abouti le 1er mai 1997 à la signature à Genève d’un mémorandum sur l’espace réservé aux noms de domaine génériques de premier niveau dans le système des noms de domaine de l’Internet (gTLD-MoU). Le 24 février 1998, 217 sociétés et administrations avaient signé cet accord. Le 1er avril 1998, l’ensemble de ces solutions devaient entrer en vigueur.

Or, avec la publication de son livre vert, le gouvernement américain a mis fin à ce processus d’autorégulation du réseau par ses utilisateurs. Nombreux sont ceux qui estiment que ce projet est une tentative d’appropriation du réseau et d’instaurer une compétence exclusive des tribunaux américains. Le gouvernement américain exprime très clairement sa position : l’Internet n’est pas une ressource internationale mais le fruit des investissements américains. La gestion et la mise en place d’un nouveau système doivent donc se faire sous la direction et le contrôle de ce gouvernement. Il propose, certes, de confier la gestion à une société à but non lucratif présumée indépendante, avec cependant un accompagnement gouvernemental jusqu’en l’an 2000. De plus, cette société sera, de manière arbitraire, instituée sur le territoire américain et régie par les lois américaines. Les membres dirigeants devront être nommés parmi des associations d’usagers du réseau dont les modalités de création restent à définir. En niant le caractère international du réseau, comme l’Union Européenne l’a souligné dans sa réponse du 16 mars 1998 au livre vert, le gouvernement américain va à l’encontre de l’accord sur le commerce électronique signé le 5 décembre 1997, qui prévoit la création d’un système de gestion des noms de domaine qui reflète la diversité géographique et fonctionnelle d’Internet. Les organisations ayant participé aux négociations internationales se sentent flouées. Des sociétés telles qu’IBM, France Télécom ont d’ailleurs adressé leur soutien au projet de l’IAHC par l’intermédiaire de leur réponse au livre vert.

Quant à la gestion des noms de domaines génériques, le livre vert n’apporte pas de solutions acceptables. Les Etats-Unis proposent d’établir un monopole au profit de sociétés privées pour les fonctions de registre. Ainsi, pour les .com, .net et .org. Le NSI devrait garder son monopole sur les fonctions de registre tout en devant s’ouvrir progressivement à la concurrence pour les fonctions d’unités d’enregistrement. Au fur et à mesure, les autres registres pour chacun des nouveaux noms de domaine génériques devraient être confiés à des sociétés privées selon une règle simple, les cinq premiers remplissant le cahier des charges prévu. L’IAHC prévoyait, s’agissant de fonctions purement administratives, que ce travail soit confié à une organisation indépendante gérant l ’ensemble des registres ce qui permettait d’assurer une meilleure gestion tant sur le plan technique que politique. En effet, seule une concurrence au niveau des unités d’enregistrement a un effet bénéfique. Nombreux sont ceux qui prévoient des risques de dégradation du réseau en donnant un monopole sur des fonctions techniques et administratives à des sociétés soumises aux aléas de la concurrence.

Par ailleurs, le livre vert aborde le dilemme des marques. Selon le gouvernement américain, il s’agit d’un problème mineur. Ainsi, il y aurait peu de litiges en comparaison du nombre des enregistrements de noms de domaine. En effet, les procédures judiciaires étant peu adaptées, les conflits donnent en majorité lieu à des transactions, voire à de véritables achats à des spécialistes des dépôts de noms de domaine correspondant à des marques célèbres.

Quant aux conflits entre les marques et les noms de domaine, ce projet privilégie un mécanisme de résolution des conflits avec recours aux tribunaux. Le gTLD Mou proposait une médiation, voire un arbitrage devant l’OMPI. Cette procédure tentait de respecter la nature du réseau tout en apportant une solution juridique concrète. Ainsi, elle devait se dérouler en ligne via courrier électronique alliant ainsi rapidité et faible coût. De plus, elle ne reposait plus sur des droits nationaux mais sur un ensemble de principes généraux laissant la voie ouverte à la création d’un droit international du réseau. Enfin, il ne s’agissait pas d’une solution imposée mais libre, seul le déposant s’obligeait à accepter la médiation, l’arbitrage restant facultatif. L’opposant gardait son entière liberté. En effet, dans le cas d’Internet, quel juge est compétent ? Quelle loi est applicable ? Il convient de noter le cynisme américain qui évoque de telles solutions et leurs avantages notamment la rapidité et le faible coût, sans que pour autant le gouvernement américain les intègre dans son projet, ni ne mentionne propositions du gTLD Mou. Conscient du problème du choix d’une juridiction, il propose une clause compromissoire pour les demandeurs à l’enregistrement, qui pourrait convenir que le tribunal compétent sera celui du lieu du registre, de celui où la base de données est stockée ou de celui du serveur racine. Dans le cas des .com, .net et .org, le monopole du registre étant confié à NSI, les trois choix aboutissent aux juridictions américaines. Pour les nouveaux registres, cela dépendra de la nationalité des sociétés titulaires du monopole. Ainsi, pour ces noms de domaine qui, pour l’instant, sont les plus forts commercialement, les conflits devront être résolus devant les tribunaux américains. Enfin, les procédures sommaires de résolution des conflits seront établies par chacune des sociétés bénéficiant d’un monopole sur un registre, procédure qui consiste simplement à la suspension de l’enregistrement en attendant l’issue judiciaire. Ainsi, il va sans dire que les solutions proposées ne vont pas dans le sens de la clarté et de la simplicité.

En conclusion, les réactions défavorables sont quasi-unanimes à l’encontre de ce projet, qui risque de mettre un terme à l’Internet tel qu’on le connaît aujourd’hui en favorisant la création de réseaux régionaux, notamment en Europe. La plupart des intervenants révisent leur politique d’implantation en favorisant l’adoption de noms de domaine nationaux comme le .fr. Cependant, l’ensemble de ces vives critiques auront peut-être réussi à infléchir la position américaine, dont le gouvernement doit prochainement rendre public le texte définitif.

Y.D.

 

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