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Rubrique : internautes / le droit
pour tous
Krishna Bera, expert en informatique habitant la région d’Ottawa, se souviendra longtemps de la dernière campagne électorale fédérale. En mai 1997, Bera avait créé une page web portant comme unique message « Vote Green ». Désireux de faire les choses dans les règles, Bera en a avisé Élections Canada, l’organisme fédéral chargé de l’administration de la Loi électorale du Canada. La réponse est venue promptement sous la forme d’une lettre officielle du directeur général des élections, l’enjoignant de mentionner le nom de ses commanditaires. La loi stipulait alors que quiconque diffuse de la publicité électorale sans mentionner le nom du groupe ou de la personne qui défraie les coûts de celle-ci se rend coupable d’une infraction pénale punissable d’une amende de 1000 $ et pouvant entraîner un emprisonnement maximal d’un an. L’histoire dira que Bera a plutôt décidé de retirer sa page web, mais que quantité de « sites miroirs » sont apparus peu de temps après en guise de protestation contre une prétendue censure. Véritable code de la démocratie au palier fédéral, la loi en question a depuis été abrogée et remplacée par la nouvelle Loi électorale, en vigueur depuis le premier septembre de cette année. Plus complexe encore, la nouvelle loi comporte désormais des sections visant notamment les activités électorales des « tiers », les personnes ou groupes qui ne sont ni des candidats ni des partis enregistrés. Elle réglemente aussi la diffusion de sondages et, fait nouveau, adresse spécifiquement certaines activités sur Internet. Ainsi les tiers devront s’inscrire auprès d’Élections Canada dès qu’ils auront engagé des dépenses de publicité de 500 $ ou plus, dépenses qui ne peuvent d’ailleurs dépasser 3000 $ par circonscription et 150 000 $ à l’échelle nationale. La publicité électorale se définit très largement et comprend une prise de position sur un sujet auquel un candidat ou un parti peuvent être associés. L’obligation de divulguer le nom de la source de financement à l’intérieur même de la publicité est également maintenue. La plupart des démocraties occidentales ont adopté des législations similaires à la Loi électorale. Formellement, le régime juridique régissant les activités des différents acteurs en période électorale est censé promouvoir l’égalité politique des citoyens, en réduisant l’incidence de l’argent dans le processus démocratique. La loi vise également à rendre les élections plus transparentes en obligeant les partis et les candidats à rendre compte publiquement de leurs activités de financement. Mais si les intentions semblent bonnes, les moyens ne font pas l’unanimité. La National Citizens’ Coalition (NCC), un groupe de défense des droits civiques conservateur dirigé par l’ex-député réformiste Stephen Harper, mène depuis le milieu des années 80 une croisade judiciaire pour faire déclarer inconstitutionnelles certaines portions de la loi. Selon la NCC, la loi dans sa version actuelle crée un régime à deux vitesse : d’une part les citoyens ordinaires doivent s’astreindre à des limites de dépenses si basses qu’il leur est pratiquement impossible d’occuper la moindre place dans l’espace public médiatique ; d’autre part les partis enregistrés – entendre institutionnels comme le Parti libéral – obéissent à des limites manifestement élevées (presque 12 millions de dollars à l’échelle nationale et 18 millions localement), en plus de bénéficier du temps d’antenne gratuit que les radiodiffuseurs sont légalement tenus de mettre à leur disposition. C’est en gros la position qui a été retenue par la Cour d’appel de l’Alberta en 1996 dans l’affaire Sommerville c. Canada. Dans cette cause, David Sommerville et la NCC avaient intenté une action en vue de faire déclarer inopérantes des dispositions de la Loi électorale en vigueur à l’époque, aux motifs que les limites fixées pour les dépenses de publicité électorale portaient atteinte à la liberté d’expression, la liberté d’association et le droit de vote garantis par la Charte canadienne des droits et libertés. Rappelant que le discours politique se trouve au cœur des valeurs protégées par la liberté d’expression, la cour a confirmé le jugement de première instance déclarant inopérantes les dispositions visées. Dans un jugement unanime, la Cour a estimé que la loi opérait une interdiction à l’endroit des tiers les empêchant de diffuser un message politique susceptible d’atteindre un large public. Une telle interdiction ne pouvait se justifier dans une société libre et démocratique. L’année suivante, la Cour Suprême du Canada a été saisie d’une question voisine à l’occasion de l’affaire Libman c. Québec. Statuant sur la constitutionnalité d’une loi québécoise qui forçait les citoyens, peu importe leurs couleurs politiques, à se ranger sous la bannière du non ou du oui lors d’un référendum, la Cour a mentionné en obiter que des plafonds raisonnables aux dépenses électorales par des tiers se justifiaient en vertu du principe démocratique. C’est d’ailleurs de ce passage de l’arrêt Libman dont l’actuel directeur général des élections Jean-Pierre Kingsley s’est autorisé pour établir les règles visant les tiers dans la nouvelle loi. Le plus étonnant est le silence relatif des médias canadiens au sujet de la réforme du régime électoral canadien, vu les passions que la question du financement des partis politiques a déchaînées chez nos voisins du sud récemment. Il faut comprendre cependant que la Loi électorale comporte une exception de taille au chapitre des dépenses de publicité électorale, en ce qu’elle en exempte d’application les médias traditionnels écrits et électroniques. De ce fait, les médias institutionnels sont libres de cautionner haut et fort les candidats et partis de leur choix. Notons que le 25 octobre dernier la Cour d’appel d’Alberta a confirmé une ordonnance d’injonction provisoire interdisant au directeur général des élections d’appliquer les dispositions de la loi concernant les dépenses effectuées par des tiers. Pour l’heure, le directeur général des élections a décidé de se conformer à l’ordonnance du tribunal albertain à l’échelle de tout le pays dans un esprit d’uniformité d’application de la loi. Néanmoins, l’ordonnance injonctive ne concerne pas certaines autres dispositions visant les tiers, dont le devoir de s’enregistrer auprès d’Élections Canada, de mentionner son nom dans toute publicité et de nommer tout commanditaire. La bataille judiciaire ne fera pas relâche pour autant. On ne devrait pas se surprendre de voir la Cour Suprême être saisie de la question un jour. Quoi qu’il en soit, les internautes doivent savoir que la Loi exclut expressément de la définition de « message publicitaire » une page web « personnelle » ; de même, la participation à des groupes de discussion se situe aussi en dehors du domaine d’application de la loi. Mais la stipulation d’exceptions au sujet de certaines activités sur Internet donne à penser que toute autre activité dans le réseau est implicitement visée par la loi. Pour les internautes les enjeux sont importants. Il y va de leur droit de militer librement et de tenter d’inscrire à l’« agenda » politique les sujets qui les préoccupent. Deux conceptions de la démocratie se heurtent : la démocratie représentative, qui laisse le plancher aux politiciens ; et la démocratie participative, dont Internet offre l’assise technique nécessaire pour la rencontre des citoyens. S.D. Liens : >Site
d’Élections Canada >Site
de la National Citizens’ Coalition |
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