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Rubrique : professionnels / volume 1

Fiscalité sur Internet

21 mars 1999


 

Quelle fiscalité sur Internet ?

Dans quelle mesure les règles fiscales actuelles s’appliqueront aux opérations commerciales sur le Net ?

Par Maître Thibault Verbiest
Avocat au Barreau de Bruxelles

email : thibaut.verbiest@skynet.be

 


Encore à ses débuts, le commerce électronique connaîtra très bientôt un essor foudroyant, grâce en particulier à la sécurisation des échanges de données et à la simplification des systèmes de paiement. Toutefois, ce nouveau mode de commercer soulève, parmi d’autres questions juridiques, des incertitudes en matière de fiscalité. Pour les administrations fiscales et les acteurs du réseau, l’enjeu est tout simplement gigantesque : selon une étude de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), le commerce électronique devrait générer un chiffre d’affaires de plus de 300 milliards de dollars d’ici 2008 (le département américain du commerce prévoyant quant à lui ce chiffre pour 2002)...

La problématique est la suivante : un internaute télécharge une chanson sur le disque dur de son ordinateur, consulte une base de données ou commande un livre par l’intermédiaire d’un site commercial étranger. Pour assurer le règlement de son achat ou de sa consultation, il communique son numéro de carte de crédit grâce à une fenêtre spéciale de soumission affichée par le site. Quel sera le traitement fiscal de l’opération ? Dans quel(s) pays les bénéfices générés par le site Internet seront-il imposés ? Y aura-t-il acquittement de droits douaniers à l’occasion du transfert (téléchargement) du produit depuis un site étranger ?

Toutes les questions ne pourront être abordées. En particulier, l’application de la TVA aux opérations de commerce électronique soulèvent également de nombreuses interrogations, qui, compte tenu de leur complexité, seront analysées séparément dans un prochain numéro.

La notion d’établissement stable

Pour le fisc, la seule manière de taxer les bénéfices réalisés par une entreprise de nationalité étrangère sur les activités qu’elle exerce en direct sur le territoire national (par exemple en Belgique) est de considérer qu’elle y a installé un " établissement stable ". La plupart des conventions fiscales (dites " conventions préventives de double imposition ", généralement basées sur le modèle préconisé par l’OCDE) conclues entre les Etats définissent l’établissement stable comme étant " une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité ".

Un serveur web belge qui héberge un site commercial étranger pourrait-il répondre à une telle définition ? Inversement, un site géré par une société belge et se situant sur un serveur étranger pourrait-il être imposé par le pays de " résidence " du serveur au motif que, ce faisant, il disposerait localement d’un établissement stable ?

La question n’est pas théorique. En effet, même si de nombreuses sociétés à travers le monde choisissent des serveurs situés dans leur pays de résidence ou établis dans des paradis fiscaux, il n’est pas exceptionnel que des entreprises étrangères décident de faire héberger leur site sur d’autres serveurs (belges, français etc..), pour diverses raisons (saturation du réseau, coûts ou services attractifs proposés par tel ou tel fournisseur étranger, meilleure " visibilité " commerciale pour les consommateurs d’une région déterminée lorsque le site est hébergé par un serveur réputé localement, etc.).

Traditionnellement, le critère d’" établissement " (" installation d’affaires ") est conçu de manière matérielle : bureau, dépôt, stock de marchandises... Toutefois, suivant le commentaire officiel de la Convention Modèle Fiscale OCDE, il n’est pas exclu qu’une " machine " ou une " installation " de type informatique soit assimilée à une installation d’affaires.

Quant au critère de " fixité " de l’installation, l’incertitude réside dans le fait qu’un site peut être facilement déplacé d’un serveur vers un autre, par exemple établi dans un autre Etat. Une cour néerlandaise a considéré qu’une exploitation pétrolière flottante n’était pas un établissement stable au motif qu’elle était déplacée plusieurs mois par an hors des eaux territoriale des Pays-Bas. Cette jurisprudence pourrait être éventuellement appliquée par analogie aux cas de sites Internet qui auraient été délocalisés. Toutefois, d’autres pays, comme la Norvège et la Suède, ont adopté des pratiques fiscales opposées, par exemple en matière de plate-formes de forage déplacées temporairement hors des eaux territoriales.

Quant à la dernière condition, à savoir que les activités de l’entreprise étrangère doivent se faire par l’intermédiaire de l’installation fixe d’affaires, selon la conception " habituelle ", il est en principe nécessaire que du personnel soit présent localement dans l’établissement. Par conséquent, en principe, les sites Internet ne devraient pas être concernés dans la mesure où les opérations de commerce électronique s’effectuent sans présence physique d’employés du vendeur dans le pays de l’acheteur. Toutefois, le commentaire précité de l’OCDE n’exclut pas des exceptions à la règle et en prévoit même explicitement une : une entreprise étrangère peut détenir un établissement stable dans un autre pays par le simple fait d’y placer, exploiter, contrôler ou entretenir des distributeurs automatiques ou des appareils de jeu, sans qu’aucune présence physique de membres de son personnel ne soit requise. Le 20 août 1996, le fisc autrichien s’est ainsi référé à cette exception pour décider qu’une entreprise anglaise avait un établissement stable en Autriche dès lors qu’elle vendait de l’information soit au moyen d’un serveur propre établi localement soit par l’intermédiaire d’un site hébergé par un fournisseur autrichien.

Il est inutile de préciser que cette conception est loin de faire l’unanimité.

Il convient de noter que, selon la Convention Modèle de l’OCDE, il ne peut y avoir d’établissement stable lorsque l’établissement est exclusivement utilisé pour la présentation ou la livraison de produits ou pour des activités préparatoires ou auxiliaires. Par conséquent, si les autres conditions sont réunies, ne devraient être qualifiés d’établissements stables que les sites permettant d’effectuer " en ligne " un cycle de vente complet (sélection du produit ou du service, commande, paiement et livraison). Toutefois, si le serveur est établi dans un pays avec lequel la Belgique n’a pas conclu de convention fiscale, la notion d’établissement stable sera déterminée par le Code des impôts qui retient une conception plus large : les activités d’exposition, de livraison, préparatoires ou auxiliaires ne sont en principe pas exclues de la notion, de sorte qu’un site se limitant à " exposer " des produits, sans possibilité d’achats " en ligne ", pourrait éventuellement être considéré comme un établissement stable belge.

La plupart des conventions fiscales, notamment celles conclues par la Belgique, prévoient également que, si une personne agit pour le compte d’une entreprise étrangère et dispose de pouvoirs, qu’elle exerce habituellement, lui permettant de conclure des contrats au nom de l’entreprise, celle-ci sera considérée comme ayant un établissement stable local (notion d’" agent dépendant ").

Appliquée au commerce électronique, ce type de dispositions soulève l’interrogation suivante : un fournisseur d’hébergement ou d’accès pourrait-il être qualifié d’agent dépendant au motif qu’il permet, par le fait de l’hébergement du site commercial étranger ou de la fourniture d’accès à Internet, la conclusion des opérations " en ligne " ? La réponse devrait être négative dans la mesure où l’intervention du fournisseur est ici purement technique. Il n’agit pas, dans le cadre des opérations conclues sur son réseau, pour le compte d’un site étranger. Tel est d’ailleurs l’avis du Treasury Department des Etats-Unis (" Discussion Paper " du 21 novembre 1996).

Toutefois, certains grands fournisseurs américains proposent à leurs clients d’acheter directement sur leur site des sharewares appartenant à des sociétés tierces. L’acheteur doit payer une redevance (modique), que le fournisseur rétrocède aux propriétaires, après déduction d’une commission. En pareille hypothèse, il ne serait selon nous pas impossible de considérer que le fournisseur agit comme agent dépendant des sociétés distributrices des sharewares, à supposer bien entendu qu’elles soient établies dans un pays autre que celui où réside le fournisseur.

Lors du sommet sur le commerce électronique tenu à Ottawa en octobre 1998, le Comité des affaires fiscales de l’OCDE a rendu public un rapport sur les problèmes fiscaux posés par l’usage commercial d’Internet. Y est évoquée notamment la problématique de la notion d’établissement stable. Le Comité n’a pas tranché la question et a simplement prévu de créer un groupe de travail, en vue de clarifier à terme la notion, après concertation entre les Etats membres. Une telle mise au point nous paraît en effet indispensable, compte tenu des risques d’interprétations divergentes entre les pays. Il serait sans doute préférable que l’OCDE opte pour une approche restrictive de la notion, afin d’éviter que les fiscs ne puissent trop facilement conclure à l’existence d’un établissement stable, par le seul fait de la présence d’un site commercial sur un serveur national. A cet égard, une source d’inspiration pourrait être la proposition de directive européenne du 18 novembre 1998 relative à certains aspects juridiques du commerce électronique dans le marché intérieur, dans laquelle la Commission expose notamment que ne peut constituer un " établissement " au sens des articles 52 et suivants du Traité de Rome l’ "emplacement des technologies " utilisées, à savoir par exemple l’hébergement de pages Web ou d’un site. Une approche plus sévère ne profiterait probablement qu’aux paradis fiscaux.

La qualification des revenus

Lorsqu’une information ou un produit digitalisé est transmis " en ligne " contre paiement, s’agit-il d’une vente de biens, d’une location de biens immatériels ou d’une prestation de services ?

Si un livre est acheté et transféré via Internet, il s’agira d’une vente. L’opération pourrait en revanche être qualifiée partiellement de location de biens immatériels si l’internaute obtenait en outre le droit de copier l’ouvrage en un nombre convenu d’exemplaires " numériques " ou de le modifier à des fins commerciales. Dans ce cas, il serait possible de considérer qu’il ne s’agit plus de revenus d’une vente mais de royalties ou redevances payées pour l’acquisition du droit de reproduction ou d’adaptation du premier exemplaire acheté. De plus, certaines conventions fiscales considèrent comme redevances les paiements effectués au titre de l’utilisation d’équipements industriels, commerciaux ou scientifiques. En matière d’Internet, la question est la suivante : les paiements effectués aux fournisseurs d’accès ou d’hébergement pour l’utilisation de leurs " équipements électroniques " seront-ils analysés comme étant des redevances ?

D’un point de vue fiscal, la question est essentielle. En effet, si l’opération est une vente ou une prestation de services, les revenus seront taxés dans le pays de résidence (ou de l’établissement stable) du vendeur ou du prestataire de services. Ainsi, les revenus générés par la vente d’un CD ou par la consultation payante d’une base données depuis un site géré par une société résidente des Etats-Unis seront soumis à l’impôt américain (ou éventuellement à l’impôt du pays de " résidence " du serveur, si celui-ci est assimilé à un établissement stable...).

Si l’opération est une location de biens immatériels (cession d’un droit d’usage), la Convention Modèle de l’OCDE impose de taxer les redevances exclusivement dans l’Etat de résidence du bénéficiaire (l’opérateur du site Internet en l’occurrence). Toutefois, de nombreuses conventions fiscales (par exemple celles conclues avec le Canada, le Japon, la Chine etc.) dérogent à ce principe et prévoient une retenue à la source, même si le bénéficiaire du revenu n’a pas d’établissement stable dans l’Etat de la source (où réside l’internaute-client). Dans ce cas, en Belgique, la retenue à la source opérée à l’étranger sera en principe imputée sur l’impôt des sociétés belges (méthode du crédit d’impôt ou QFIE). Si le bénéfice provient d’un établissement stable établi à l’étranger, il sera exempté d’impôt en Belgique (méthode d’exonération).

Le Comité des affaires fiscales de l’OCDE a également décidé d’étudier la question, pour clarifier à terme les " notions de biens incorporels, de redevances et de services, plus particulièrement pour les données numérisées " utilisées dans la Convention Modèle Fiscale (Rapport du 8 octobre 1998 sur les conditions cadres pour l’imposition du commerce électronique).

Les droits de douane

Dans l’Union européenne, sauf mesures transitoires pour les nouveaux Etats adhérents, les droits de douane ne subsistent que pour les importations en provenance de pays non-membres (régime du Tarif douanier commun).

Dans la mesure où Internet permet de commercer avec l’étranger sans franchissement physique d’une frontière (biens et services immatériels consultables ou téléchargeables en ligne), les droits de douanes sont-ils toujours de rigueur ?

Sous la pression essentiellement des Etats-Unis qui représentent à eux seuls plus de 75 % du commerce électronique, l’Organisation Mondiale du Commerce a décidé de supprimer les droits de douane sur les ventes de produits susceptibles d’être négociés et "livrés " via le Web (œuvres musicales, visuelles ou littéraires, logiciels etc.) pendant une période transitoire expirant cette année. La question n’est donc pas encore définitivement résolue à l’échelle internationale et fera l’objet d’intenses négociations dans les mois à venir.

T. V.

Article paru dans L'Echo le 18 mars 1999

 

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