Quelle
fiscalité sur Internet ?
Dans quelle mesure les règles fiscales
actuelles sappliqueront aux opérations commerciales sur le Net ?
Par Maître Thibault Verbiest
Avocat au Barreau de Bruxelles
email : thibaut.verbiest@skynet.be
Encore à ses débuts, le commerce électronique connaîtra
très bientôt un essor foudroyant, grâce en particulier à la sécurisation des
échanges de données et à la simplification des systèmes de paiement. Toutefois, ce
nouveau mode de commercer soulève, parmi dautres questions juridiques, des
incertitudes en matière de fiscalité. Pour les administrations fiscales et les acteurs
du réseau, lenjeu est tout simplement gigantesque : selon une étude de
lOrganisation Mondiale du Commerce (OMC), le commerce électronique devrait
générer un chiffre daffaires de plus de 300 milliards de dollars dici 2008
(le département américain du commerce prévoyant quant à lui ce chiffre pour 2002)...
La problématique est la
suivante : un internaute télécharge une chanson sur le disque dur de son
ordinateur, consulte une base de données ou commande un livre par lintermédiaire
dun site commercial étranger. Pour assurer le règlement de son achat ou de sa
consultation, il communique son numéro de carte de crédit grâce à une fenêtre
spéciale de soumission affichée par le site. Quel sera le traitement fiscal de
lopération ? Dans quel(s) pays les bénéfices générés par le site Internet
seront-il imposés ? Y aura-t-il acquittement de droits douaniers à loccasion du
transfert (téléchargement) du produit depuis un site étranger ?
Toutes les questions ne pourront
être abordées. En particulier, lapplication de la TVA aux opérations de commerce
électronique soulèvent également de nombreuses interrogations, qui, compte tenu de leur
complexité, seront analysées séparément dans un prochain numéro.
La notion
détablissement stable
Pour le fisc, la seule manière
de taxer les bénéfices réalisés par une entreprise de nationalité étrangère sur les
activités quelle exerce en direct sur le territoire national (par exemple en
Belgique) est de considérer quelle y a installé un " établissement
stable ". La plupart des conventions fiscales (dites " conventions
préventives de double imposition ", généralement basées sur le modèle
préconisé par lOCDE) conclues entre les Etats définissent létablissement
stable comme étant " une installation fixe daffaires par
lintermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité ".
Un serveur web belge qui héberge
un site commercial étranger pourrait-il répondre à une telle définition ?
Inversement, un site géré par une société belge et se situant sur un serveur étranger
pourrait-il être imposé par le pays de " résidence " du serveur au
motif que, ce faisant, il disposerait localement dun établissement stable ?
La question nest pas
théorique. En effet, même si de nombreuses sociétés à travers le monde choisissent
des serveurs situés dans leur pays de résidence ou établis dans des paradis fiscaux, il
nest pas exceptionnel que des entreprises étrangères décident de faire héberger
leur site sur dautres serveurs (belges, français etc..), pour diverses raisons
(saturation du réseau, coûts ou services attractifs proposés par tel ou tel fournisseur
étranger, meilleure " visibilité " commerciale pour les
consommateurs dune région déterminée lorsque le site est hébergé par un serveur
réputé localement, etc.).
Traditionnellement, le critère
d" établissement " (" installation
daffaires ") est conçu de manière matérielle : bureau, dépôt,
stock de marchandises... Toutefois, suivant le commentaire officiel de la Convention
Modèle Fiscale OCDE, il nest pas exclu quune " machine "
ou une " installation " de type informatique soit assimilée à une
installation daffaires.
Quant au critère de
" fixité " de linstallation, lincertitude réside dans le
fait quun site peut être facilement déplacé dun serveur vers un autre, par
exemple établi dans un autre Etat. Une cour néerlandaise a considéré quune
exploitation pétrolière flottante nétait pas un établissement stable au motif
quelle était déplacée plusieurs mois par an hors des eaux territoriale des
Pays-Bas. Cette jurisprudence pourrait être éventuellement appliquée par analogie aux
cas de sites Internet qui auraient été délocalisés. Toutefois, dautres pays,
comme la Norvège et la Suède, ont adopté des pratiques fiscales opposées, par exemple
en matière de plate-formes de forage déplacées temporairement hors des eaux
territoriales.
Quant à la dernière condition,
à savoir que les activités de lentreprise étrangère doivent se faire par
lintermédiaire de linstallation fixe daffaires, selon la conception
" habituelle ", il est en principe nécessaire que du personnel soit
présent localement dans létablissement. Par conséquent, en principe, les sites
Internet ne devraient pas être concernés dans la mesure où les opérations de commerce
électronique seffectuent sans présence physique demployés du vendeur dans
le pays de lacheteur. Toutefois, le commentaire précité de lOCDE
nexclut pas des exceptions à la règle et en prévoit même explicitement
une : une entreprise étrangère peut détenir un établissement stable dans un autre
pays par le simple fait dy placer, exploiter, contrôler ou entretenir des
distributeurs automatiques ou des appareils de jeu, sans quaucune présence physique
de membres de son personnel ne soit requise. Le 20 août 1996, le fisc autrichien
sest ainsi référé à cette exception pour décider quune entreprise
anglaise avait un établissement stable en Autriche dès lors quelle vendait de
linformation soit au moyen dun serveur propre établi localement soit par
lintermédiaire dun site hébergé par un fournisseur autrichien.
Il est inutile de préciser que
cette conception est loin de faire lunanimité.
Il convient de noter que, selon
la Convention Modèle de lOCDE, il ne peut y avoir détablissement stable
lorsque létablissement est exclusivement utilisé pour la présentation ou la
livraison de produits ou pour des activités préparatoires ou auxiliaires. Par
conséquent, si les autres conditions sont réunies, ne devraient être qualifiés
détablissements stables que les sites permettant deffectuer " en
ligne " un cycle de vente complet (sélection du produit ou du service,
commande, paiement et livraison). Toutefois, si le serveur est établi dans un pays avec
lequel la Belgique na pas conclu de convention fiscale, la notion
détablissement stable sera déterminée par le Code des impôts qui retient une
conception plus large : les activités dexposition, de livraison,
préparatoires ou auxiliaires ne sont en principe pas exclues de la notion, de sorte
quun site se limitant à " exposer " des produits, sans
possibilité dachats " en ligne ", pourrait éventuellement
être considéré comme un établissement stable belge.
La plupart des conventions
fiscales, notamment celles conclues par la Belgique, prévoient également que, si une
personne agit pour le compte dune entreprise étrangère et dispose de pouvoirs,
quelle exerce habituellement, lui permettant de conclure des contrats au nom de
lentreprise, celle-ci sera considérée comme ayant un établissement stable local
(notion d" agent dépendant ").
Appliquée au commerce
électronique, ce type de dispositions soulève linterrogation suivante : un
fournisseur dhébergement ou daccès pourrait-il être qualifié dagent
dépendant au motif quil permet, par le fait de lhébergement du site
commercial étranger ou de la fourniture daccès à Internet, la conclusion des
opérations " en ligne " ? La réponse devrait être négative
dans la mesure où lintervention du fournisseur est ici purement technique. Il
nagit pas, dans le cadre des opérations conclues sur son réseau, pour le compte
dun site étranger. Tel est dailleurs lavis du Treasury Department des
Etats-Unis (" Discussion Paper " du 21 novembre 1996).
Toutefois, certains grands
fournisseurs américains proposent à leurs clients dacheter directement sur leur
site des sharewares appartenant à des sociétés tierces. Lacheteur doit
payer une redevance (modique), que le fournisseur rétrocède aux propriétaires, après
déduction dune commission. En pareille hypothèse, il ne serait selon nous pas
impossible de considérer que le fournisseur agit comme agent dépendant des sociétés
distributrices des sharewares, à supposer bien entendu quelles soient
établies dans un pays autre que celui où réside le fournisseur.
Lors du sommet sur le commerce
électronique tenu à Ottawa en octobre 1998, le Comité des affaires fiscales de
lOCDE a rendu public un rapport sur les problèmes fiscaux posés par lusage
commercial dInternet. Y est évoquée notamment la problématique de la notion
détablissement stable. Le Comité na pas tranché la question et a simplement
prévu de créer un groupe de travail, en vue de clarifier à terme la notion, après
concertation entre les Etats membres. Une telle mise au point nous paraît en effet
indispensable, compte tenu des risques dinterprétations divergentes entre les pays.
Il serait sans doute préférable que lOCDE opte pour une approche restrictive de la
notion, afin déviter que les fiscs ne puissent trop facilement conclure à
lexistence dun établissement stable, par le seul fait de la présence
dun site commercial sur un serveur national. A cet égard, une source
dinspiration pourrait être la proposition de directive européenne du 18 novembre
1998 relative à certains aspects juridiques du commerce électronique dans le marché
intérieur, dans laquelle la Commission expose notamment que ne peut constituer un
" établissement " au sens des articles 52 et suivants du Traité de
Rome l "emplacement des technologies " utilisées, à savoir par
exemple lhébergement de pages Web ou dun site. Une approche plus sévère ne
profiterait probablement quaux paradis fiscaux.
La qualification des revenus
Lorsquune information ou un
produit digitalisé est transmis " en ligne " contre paiement,
sagit-il dune vente de biens, dune location de biens immatériels ou
dune prestation de services ?
Si un livre est acheté et
transféré via Internet, il sagira dune vente. Lopération pourrait en
revanche être qualifiée partiellement de location de biens immatériels si
linternaute obtenait en outre le droit de copier louvrage en un nombre convenu
dexemplaires " numériques " ou de le modifier à des fins
commerciales. Dans ce cas, il serait possible de considérer quil ne sagit
plus de revenus dune vente mais de royalties ou redevances payées pour
lacquisition du droit de reproduction ou dadaptation du premier exemplaire
acheté. De plus, certaines conventions fiscales considèrent comme redevances les
paiements effectués au titre de lutilisation déquipements industriels,
commerciaux ou scientifiques. En matière dInternet, la question est la
suivante : les paiements effectués aux fournisseurs daccès ou
dhébergement pour lutilisation de leurs " équipements
électroniques " seront-ils analysés comme étant des redevances ?
Dun point de vue fiscal, la
question est essentielle. En effet, si lopération est une vente ou une prestation
de services, les revenus seront taxés dans le pays de résidence (ou de
létablissement stable) du vendeur ou du prestataire de services. Ainsi, les revenus
générés par la vente dun CD ou par la consultation payante dune base
données depuis un site géré par une société résidente des Etats-Unis seront soumis
à limpôt américain (ou éventuellement à limpôt du pays de
" résidence " du serveur, si celui-ci est assimilé à un
établissement stable...).
Si lopération est une
location de biens immatériels (cession dun droit dusage), la Convention
Modèle de lOCDE impose de taxer les redevances exclusivement dans lEtat de
résidence du bénéficiaire (lopérateur du site Internet en loccurrence).
Toutefois, de nombreuses conventions fiscales (par exemple celles conclues avec le Canada,
le Japon, la Chine etc.) dérogent à ce principe et prévoient une retenue à la source,
même si le bénéficiaire du revenu na pas détablissement stable dans
lEtat de la source (où réside linternaute-client). Dans ce cas, en Belgique,
la retenue à la source opérée à létranger sera en principe imputée sur
limpôt des sociétés belges (méthode du crédit dimpôt ou QFIE). Si le
bénéfice provient dun établissement stable établi à létranger, il sera
exempté dimpôt en Belgique (méthode dexonération).
Le Comité des affaires fiscales
de lOCDE a également décidé détudier la question, pour clarifier à terme
les " notions de biens incorporels, de redevances et de services, plus
particulièrement pour les données numérisées " utilisées dans la
Convention Modèle Fiscale (Rapport du 8 octobre 1998 sur les conditions cadres pour
limposition du commerce électronique).
Les droits de douane
Dans lUnion européenne,
sauf mesures transitoires pour les nouveaux Etats adhérents, les droits de douane ne
subsistent que pour les importations en provenance de pays non-membres (régime du Tarif
douanier commun).
Dans la mesure où Internet
permet de commercer avec létranger sans franchissement physique dune
frontière (biens et services immatériels consultables ou téléchargeables en ligne),
les droits de douanes sont-ils toujours de rigueur ?
Sous la pression essentiellement
des Etats-Unis qui représentent à eux seuls plus de 75 % du commerce électronique,
lOrganisation Mondiale du Commerce a décidé de supprimer les droits de douane sur
les ventes de produits susceptibles dêtre négociés et "livrés "
via le Web (uvres musicales, visuelles ou littéraires, logiciels etc.) pendant une
période transitoire expirant cette année. La question nest donc pas encore
définitivement résolue à léchelle internationale et fera lobjet
dintenses négociations dans les mois à venir.
T. V.
Article paru dans L'Echo le 18
mars 1999 |