@ccueil / actualité / jurisprudence / chroniques / internautes / professionnels / universitaires

Rubrique : professionnels / volume 2
Mots clés : marques, noms, domaine, commercial, antériorité
Citation : Frédéric GLAIZE et Alexandre NAPPEY, "Le régime juridique du nom de domaine en question", Juriscom.net, 19 février 2000
Première publication : Cahiers Lamy droit de l'informatique et des réseaux, n°120, décembre 1999, p. 5s


Le régime juridique du nom de domaine en question

À propos de l'affaire Oceanet

TGI Le Mans, 29 juin 1999, aff. Microcaz c/ Oceanet

Par Frédéric Glaize et Alexandre Nappey
Cabinet Meyer & Partenaires
Strasbourg
 


Article publié dans les Cahiers du Lamy droit de l’informatique et des réseaux, n°120, décembre 1999 p. 5 s. Réédité sur Juriscom.net avec l’aimable autorisation des éditions Lamy.

La lente mais sure construction du régime juridique du nom de domaine vient peut-être de faire un grand pas... en arrière. En effet, pour la première fois, un tribunal décide - a fortiori dans une décision au fond - d’annuler une marque sur la base d’une antériorité constituée a priori par un nom de domaine, mais en réalité par un simple usage sur le réseau Internet. La lecture extensive de l’article L 711-4 du Code de la propriété intellectuelle n’est pas la seule difficulté posée par le jugement du TGI du Mans du 29 juin 1999; c’est aussi la valeur du nom de domaine qui est en jeu, et avec elle la sécurité juridique des signes distinctifs classiques.

A titre liminaire, il convient de donner une définition précise de ce qu’est un nom de domaine : tout ordinateur connecté au réseau Internet dispose d’une adresse numérique ou “ IP ” composée d’une suite de chiffres séparée par des points. Afin de permettre une meilleure identification des contenus par le public, ces adresses ont été doublées par des adresses dites logiques appelées nom de domaine. Le nom de domaine est donc constitué d’un préfixe (http://www.), d’une extension appelée domaine de premier niveau “ générique ” (com, .net, .org...) ou national (.fr, .de, .uk...) et surtout d’un radical au choix du déposant et attribué selon la règle du “ premier arrivé, premier servi ” : en pratique, le nom de domaine se présente par exemple de la manière suivante “ http://www.juriscom.net ”.

A première vue, la question du régime juridique du nom de domaine peut susciter un intérêt secondaire. Eu égard au caractère mondial du réseau Internet, il semble réducteur de vouloir le qualifier selon les règles de droit d’un seul état. Beaucoup se contenteraient d’ailleurs d’y voir un identifiant “ sans foi ni loi ”. Cependant, il arrive que la question se pose au niveau national voire, en l’occurrence, régional.

Loin du phénomène du cybersquatting [1], les litiges nés d’enregistrements dans la zone “ .fr ” méritent une attention particulière car ils opposent forcément des titulaires de droits légitimes.

Même si d’autres interprétations donnent à cette décision une valeur extensive (par intérêt ?), il semble, au regard des faits, qu’il procède plutôt d’une succession de maladresses issues, il faut l’admettre, des circonstances complexes de l’affaire. Il n’en demeure pas moins que les conséquences qui en résultent sont surprenantes (I). Elles justifient donc que soit posée clairement la question de la valeur juridique du nom de domaine en droit français (II).

 

I. L’absence de nom de domaine est antérieure à une marque

Avant tout, il est important de revenir sur les faits de cette affaire : une société SFDI basée à Nantes décide courant 1996 d’étendre ses activités à la fourniture d’accès Internet. Préalablement, elle procède à des recherches d’antériorité sur le signe “ Oceanet ” auprès du Registre du Commerce et des Sociétés (RCS) et de l’INPI. Puis, elle fait une demande simultanée d’ouverture de ligne ainsi qu’une réservation de nom de domaine en “ .com ” auprès de Transpac. Malgré confirmation donnée dans un premier temps par la filiale de France Telecom, il s’avère que le domaine est déjà réservé.

La SFDI commence donc à exploiter le site Internet au moyen d’une simple adresse IP (numérique) mais procède à un référencement dans les moteurs de recherche du signe “ Oceanet ”. Cela permet aux internautes d’arriver sur ledit site dont le titre est “ Oceanet ”.

Pendant ce temps, la SARL Microcaz, située au Mans, procède à l’inscription du signe “ Oceanet ” comme dénomination sociale d’établissement secondaire au RCS le 31 juillet 1996. Il a pour objet la vente de matériel informatique et envisage de proposer des prestations de service Internet (développement et hébergement).

La SARL Microcaz procède au dépôt d’une marque semi-figurative “ OCE@NET ” le 2 septembre 1996 auprès de l’INPI sous le numéro 96 640 353, en classes 9 et 38 (il y aura un renouvellement modificatif le 16 juin 1998 avec extension de la protection en classe 35, sous le numéro 98 737 606). Elle obtient par la suite le nom de domaine “ oceanet.tm.fr ”.

De son côté, la SFDI se résout à faire de son activité de fournisseur Internet une société à part entière d’où le dépôt des statuts d’une EURL “ Oceanet ” le 11 septembre 1996. Ce n’est qu’à partir de cette date qu’elle peut solliciter l’obtention du nom de domaine “ oceanet.fr ”. De surcroît, elle aussi décide de déposer une marque, nominale, le 17 septembre 1996 sous le numéro 96 642 572 en classe 35, 38, 41 et 42.

Ayant pris connaissance de l’existence de l’EURL Oceanet et de ses activités, la SARL Microcaz l’assigne en contrefaçon de sa marque, craignant tout particulièrement un risque de confusion.

Le TGI du Mans se prononce en faveur des défenderesses (la SFDI étant volontairement intervenue en la cause) et prononce l’annulation de la marque “ OCEANET ” de Microcaz motif pris de l’indisponibilité du signe, antériorisé par le “ nom de domaine ” de l’EURL Oceanet.

Le tribunal confère donc au nom de domaine une valeur inédite dès lors que celui-ci détruit la nouveauté revendiquée par une marque sur un signe. Or, selon l’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle, seul un droit peut constituer une antériorité opposable à une marque.

Le principal problème de cette décision est d’admettre qu’il y avait un nom de domaine antérieur à la marque là où il n’y avait que le simple usage d’un terme faisant office de titre pour le site Internet de la SFDI, tout au plus comme identifiant dans les annuaires et moteurs de recherche en ligne.

Il est vrai que l’argumentation de la demanderesse n’a pas aidé à clarifier la situation : d’une part, elle fonde ses griefs sur le fait qu’elle a découvert que “ la société Oceanet (...) utilisait sur le réseau Internet un code d’accès www.oceanet.fr ” alors même qu’il aurait été indispensable de préciser dès cet instant à quelle date la défenderesse était en droit d’enregistrer ce nom de domaine.

Or, la charte de nommage de l’AFNIC, gestionnaire du domaine “ .fr ” et ses dérivés est sans équivoque : pour enregistrer un nom de domaine en “ .fr ”, il faut fournir un extrait Kbis permettant de confirmer l’existence de droits sur le signe demandé. Donc, la SFDI ne pouvait revendiquer une telle dénomination sociale que le 11 septembre 1996, date à laquelle elle a déposé les statuts de l’EURL “ Oceanet ”. Par conséquent, le nom de domaine qui a conduit à l’annulation de la marque dans cette affaire a été enregistré au plus tôt neuf jours après la demande d’enregistrement à l’INPI de la marque “ Oceanet ” (le 2 septembre 1996).

Certes, la deuxième maladresse de la société Microcaz a été de ne pas procéder à l’enregistrement du nom de domaine en “ .fr ” dès le 31 juillet 1996, date de la signature de ses propres statuts. Cette précaution aurait sans doute facilité grandement les choses. Mais elle a probablement estimé suffisant l’enregistrement ultérieur dans le sous-domaine “ .tm.fr ”, sur fourniture d’un justificatif de l’INPI [2].

Enfin, on ne peut être que dubitatif quant à la date avancée par la demanderesse concernant la titularité du nom de domaine au profit de la SFDI : “ celles-ci (les défenderesses) ne bénéficiaient pas du nom de domaine “ Oceanet ” avant le 5 août 1996 ; à cette date elle (la SARL Microcaz) avait déjà déposé cette dénomination au RNE ”. Aucune explication n’est fournie sur la signification de cette date et nul doute que dans l’esprit du magistrat, elle n’a eu comme intérêt que d’être antérieure au dépôt de la marque “ Oceanet ” par Microcaz.

Cela étant, la seule lecture des règles de nommage de l’AFNIC associée à l’examen de la chronologie des faits aurait dû permettre au juge de tirer les conséquences qui s’imposaient. D’autant plus que les arguments avancés par les défenderesses n’étaient pas exempts de critique.

En premier lieu, on ne reviendra pas sur l’antériorité du nom de domaine revendiquée par elles sur la marque de Microcaz : on a établi avec certitude que ce nom ne pouvait être antérieur ni à la dénomination sociale ni à la marque de la demanderesse.

 En revanche, la référence à l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle est l’argument le plus intéressant avancé par la SFDI et l’EURL Oceanet. Le fait d’invoquer la possibilité d’utiliser un signe à titre de dénomination sociale, de nom commercial ou d’enseigne y compris en cas de dépôt de marque antérieur a certainement contribué à semer le doute dans l’esprit du juge.

Mais, d’une part, c’était ignorer le risque de confusion existant au vu de la similarité des services offerts par les deux protagonistes et, d’autre part, cela supposait que l’on assimile l’usage du terme “ Oceanet ” comme titre de site la valeur juridique -inédite- d’un signe distinctif.

Reste que la défenderesse a bien utilisé, dès le mois de juillet, le terme “ Oceanet ” : pas comme nom de domaine mais comme nom pour une prestation de fourniture d’accès Internet. Elle a également référencé ce dernier dans les moteurs de recherche, bien que cela ne soit absolument pas vérifiable. On peut dire cependant qu’elle a ainsi dénommé son offre commerciale sur Internet.

Cela peut-il justifier la décision rendue par le tribunal du Mans ? S’il est incontestable que le juge a tenu un raisonnement rigoureux -notamment sur les caractères de la contrefaçon- il n’a pas tiré les conséquences de ses constatations.

Pour conclure à l’annulation de la marque de la demanderesse, le tribunal estime avant tout que celle-ci n’utilisait pas le signe “ Oceanet ” avant le 31 juillet 1996 ce qui, selon lui, était le cas de la SFDI. Cela revient à conférer au simple usage d’un terme sur une page web une valeur d’antériorité remplissant la condition de publicité pour être opposable à une marque postérieure.

Mais l’en-tête d’une page HTML, correspondant le cas échéant à une proposition commerciale, est-elle suffisante pour constituer cette antériorité ? En d’autres termes, si le nom de domaine est le moyen le plus communément utilisé par les internautes pour ouvrir un site, il a vocation à individualiser son contenu. On peut alors le comparer à une enseigne. Mais le titre d’une page HTML n’est pas accessible directement, il faut passer par un nom de domaine (il n’y en avait pas en l’espèce) ou un moteur de recherche : ce titre constitue-t-il un usage au sens du droit des signes distinctifs ? On peut raisonnablement en douter.

De plus, le tribunal accorde au référencent  réalisé par les défenderesses dans les outils de recherche une importance déterminante de l’usage du signe : “ généralement, la recherche d’un sujet particulier se fait au moyen d’un moteur de recherche qui renvoie l’internaute sur les sites traitant de ce sujet sans que l’utilisateur ait besoin de connaître le nom exact du site ou l’adresse IP ”.

Le référencement consiste à indexer un site dans une base de données, puis de le retrouver au moyen de mots clé. L’utilisation du signe “ Oceanet ” comme identifiant du site de la SFDI, au besoin sa présence dans les méta-tags de ce dernier peut-il être considéré comme un usage public constitutif d’une antériorité opposable ?

En tout état de cause, la communication mise en place aujourd’hui par les entreprises autour du vecteur “ Internet ” est centrée sur le nom de domaine. Ce dernier est indéniablement la première référence de l’entreprise en tant qu’annonceur sur le web, avant tout référencement dans les moteurs de recherche.

Un auteur [3] soutenait récemment à propos de l’affaire Alice [4] que l’usage peut être reconnu par l’enregistrement d’un nom de domaine car c’est un moyen de rallier la clientèle et de se faire connaître du public.

Cela semble d’autant plus vrai qu’avec l’expansion du commerce électronique, de plus en plus d’entreprises n’existeront que sur le réseau.

Néanmoins en l’espèce, le premier signe accessible pour la clientèle était l’adresse IP, le nom “ Oceanet ” n’apparaissant que sur la page d’accueil du site.

A supposer que l’usage d’un signe comme simple dénomination d’une offre commerciale sur Internet puisse donner lieu à protection, sur quelle base lui accorder celle-ci ?

Si on l’assimile à une enseigne ou à un nom commercial, comment admettre en l’occurrence, que ce nom dont le rayonnement géographique était de l’aveu même des défenderesses “ limité à la région nantaise ”, aboutisse à l’annulation d’une marque sur la base de l’article L. 711-4 CPI ?

Celui-ci stipule en effet que pour être opposable à une marque, un nom commercial ou une enseigne doivent être connus sur le territoire national (L. 711-4 b CPI).

Enfin, le juge fonde sa décision sur le fait que “ la société SFDI utilisait la dénomination Oceanet comme nom de domaine Internet dès la mi-juillet 1996, soit antérieurement au dépôt par la demanderesse de sa marque ”. Or, il a été démontré plus haut que l’opportunité pour les défenderesses de déposer un nom de domaine n’apparaît qu’en septembre 1996.

En conséquence, la décision rendue par le TGI du Mans ne peut être approuvée car elle procède d’erreurs de fait et de droit. En l’occurrence, il eut été de loin préférable que le juge mette en place un régime permettant aux deux sociétés d’utiliser le signe “ Oceanet ”.

A cet égard, on peut  fort bien imaginer sur le réseau une page commune sur laquelle on aurait placé un lien hypertexte vers chacun des sites, en décrivant brièvement les deux entreprises. Ce jugement a cependant le mérite de poser in fine la question de la nature juridique du nom de domaine, qu’il convient à présent d’aborder.

 

II. La nature juridique du nom de domaine

En considérant le nom de domaine comme l'un des droits opposables à l'enregistrement d'une marque au titre de l'article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle, le Tribunal tente de cerner la nature juridique du nom de domaine. Si la solution apportée est malheureusement mal fondée, à l'issue de ce jugement, on peut se demander si le nom de domaine fait partie des droits antérieurs visés à l'article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle, dont la liste qui apparaît pourtant exhaustive reste ouverte par l'adverbe "notamment".

Auparavant, la question de la nature juridique des noms de domaine a toujours été soigneusement évitée par la jurisprudence. Nous avons vu quelles étaient les limites du jugement du Tribunal de grande instance du Mans, aussi, convient-il d'examiner à nouveau la question.

Tout d'abord, un nom de domaine est-il un signe distinctif ?

Le trait commun des différents types de signes distinctifs est d'identifier, voire d'individualiser l'objet désigné. Ils peuvent aussi selon leur nature, indiquer une origine commune des produits ou services marqués.

Le professeur Chavanne les définit comme "les moyens phonétiques ou visuels qui permettent à la clientèle de reconnaître les produits, les services ou des établissements similaires"[5].

La vocation du nom de domaine est quant à elle d'accéder rapidement et facilement à un site. Le nom de domaine est une suite de caractères intelligibles qui se substitue aux seuls chiffres d'une adresse IP.

Les noms de domaines peuvent avoir ou non une fonction distinctive.

Il ne s'agit pas forcément pour le nom de domaine d'annoncer et de distinguer le site et les services proposés sur le site. Contrairement aux signes distinctifs dont la vocation est telle, on constate en pratique que des noms de domaine directement descriptifs sont extrêmement prisés. Le nom de domaine descriptif s'apparente alors à un mot clé, tels ceux par lesquels on effectue une requête auprès d'un moteur de recherche.

Par exemple, news.com donne accès au site de CNET dédié aux dernières nouvelles technologiques. Les noms les plus génériques sont les plus prisés, ce que l'on peut constater sur les sites de ventes aux enchères. 

Par ailleurs, le nom de domaine, qui correspond dans la majorité des cas au titre du site peut avoir un caractère distinctif s'il est arbitraire par rapport au contenu du site auquel il donne accès. Tel est le cas par exemple d'Amazon.com ou de Tucows. Dans cette hypothèse, le titre est lui-même un signe distinctif. Le nom de domaine ne se distingue pas du titre : on peut considérer dans ce cas que l’usage du nom de domaine correspond à celui d’un signe distinctif.

On peut également envisager qu'un nom de domaine ne corresponde pas au titre du site et soit arbitraire par rapport au contenu dudit site. Dans ce cas, la nature de l’usage du nom de domaine sera déterminante : il devra être utilisé par exemple dans la publicité, pour désigner le site, afin de pouvoir être assimilé à un signe distinctif.

Si les noms de domaine ont pour fonction de faciliter l'accès aux sites Internet, ceci peut donc être favorisé par l'emploi d'un terme distinctif. Il convient d'examiner si l'on peut alors les rattacher à une catégorie connue de signes distinctifs.

> Marque

La marque est un signe servant à distinguer les produits ou services d'une personne physique ou morale.

Elle s'acquiert par l'enregistrement, à l'issue d'un examen de validité intrinsèque effectué par l'INPI. Il est important de souligner qu'en France, il n'existe pas de marque d'usage, contrairement au droit des pays anglo-saxons. Le rayonnement de la marque est national [6].

Le nom de domaine, quant à lui, peut recouper les fonctions de la marque, comme on l'a vu, lorsqu'il s'agit d'un terme pourvu de caractère distinctif.

Néanmoins ces deux signes se distinguent sur différents points.

Le nom de domaine a un rayonnement mondial, et un nom de domaine identique (pour un TLD [7] donné) sera techniquement indisponible dans le monde entier. Cette indisponibilité s'entend indépendamment du secteur d'activité concerné, alors que le monopole conféré au titulaire de la marque est limité par le principe de spécialité.

La propriété du nom de domaine et de la marque s'acquiert par un enregistrement. Celui de la marque intervient à l'issue d'un examen juridique de validité, alors que l'enregistrement du nom de domaine est une formalité administrative.

En outre, si la marque est indisponible dès son dépôt [8] ( ou, le cas échéant, l’indisponibilité peut remonter à la date de priorité), les faits de l'affaire Oceanet ont montré qu'il existe un flottement entre la date de réservation d'un nom de domaine en .com et celle de son indisponibilité effective pour les tiers [9].

> Dénomination sociale

La dénomination sociale est le nom, qui individualise la personne morale, considérée dans l'ensemble de son existence et de ses activités.

Là encore, les différences sont à souligner : la dénomination sociale s’acquiert par l’enregistrement au Registre du Commerce et des Sociétés, elle a un rayonnement national et surtout, la fonction du nom de domaine n'est pas d'individualiser une personne morale dans l'ensemble de son existence. Le professeur Mathély assimile en cela la dénomination sociale au patronyme qui individualise les personnes physiques. 

De plus, si une personne morale n'a qu'une dénomination sociale, il est fréquent que plusieurs noms de domaine donnent accès à un seul site.

Enfin, comme cela a été évoqué à propos des marques, le nom de domaine une fois enregistré est indisponible quel que soit le secteur d'activité concerné, alors que des dénominations sociales identiques individualisent des entreprises intervenant dans des secteurs différents, cette coexistence étant justifiée par l’absence de risque de confusion.

> Nom commercial et enseigne

Le nom commercial est la dénomination sous laquelle une personne physique ou morale désigne l'entreprise ou le fonds de commerce qu'elle exploite, pour l'identifier dans ses rapports avec la clientèle.

L'enseigne est un signe qui désigne l'établissement commercial, c'est-à-dire l'entreprise dans sa localisation.

L'article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle stipule que ces signes doivent bénéficier d'un rayonnement national pour constituer des antériorités à l'enregistrement d'une marque.

Les droits sur le nom commercial et l'enseigne s'acquièrent par l'usage, mais ils doivent faire l'objet d'une publicité pour être opposables aux tiers [10].

Ces signes distinctifs sont ceux auxquels le nom de domaine est le plus facilement assimilable, dans la mesure où on peut faire un parallèle entre un site web et un fonds de commerce, lorsque le site lui-même correspond à une activité réelle et ne constitue pas l'équivalent d'une simple plaquette publicitaire qui se contente de présenter l'activité et les gammes de produits ou de services d'une entreprise.

L'enseigne a un rayonnement souvent limité ; celui du nom de domaine est celui du réseau Internet. Toutefois, en pratique, il est possible que le nom de domaine corresponde au titre d'un site dont le rayonnement commercial est régional : dans l'affaire Oceanet, de l'aveu des défenderesses, “ l'E.U.R.L. Oceanet ne s'adresse qu'aux clients de la région nantaise situés dans le ressort téléphonique du tarif “ communications locales ” ” .

Il est plus fréquent, et c'est l'un des atouts d’Internet, que le rayonnement, à défaut d'être planétaire, soit plus étendu que le territoire national. Il sera souvent celui de la langue : la zone de chalandise idéale des sites de commerce électronique français sera celle constituée par l'ensemble des pays francophones. En pratique, pour assimiler le nom de domaine à l'enseigne ou au nom commercial, il conviendrait de s'assurer que les ventes réalisées ou les services rendus par l’intermédiaire du site établissent un rayonnement effectivement national.

Pour être assimilable à un nom commercial ou une enseigne, au sens de l'article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle, le nom de domaine devrait ainsi satisfaire à trois conditions.

Il devrait :

- avoir un caractère distinctif,

- désigner un site assimilable à un fonds de commerce,

- désigner un site de rayonnement au moins national.

Si, en pratique, le nom commercial et la dénomination sociale doivent faire l'objet d'une inscription au Registre du Commerce et des Sociétés pour être opposables aux tiers, le nom de domaine étant obtenu par enregistrement, il connaît une certaine publicité - qui n’a toutefois pas la valeur d’une publicité légale, comme celle effectuée au Registre du Commerce et des Sociétés. Les données relatives aux titulaires de noms de domaines sont en effet accessibles par les bases de données Whois.

Toutefois, une telle assimilation reviendrait en pratique à consacrer l'acquisition de droits par l'usage. La fonction du nom de domaine étant, comme on l'a vu, sous certaines conditions, assimilable à celle de la marque, on en reviendrait à reconnaître des marques d'usage.

> Titres

Dans la majorité des cas, le nom de domaine correspond au titre du site. La protection par le régime des droits d'auteur pourra s'appliquer au titre lui-même selon les dispositions de l'article L. 112-4 du Code de la propriété intellectuelle.

L'application de ce régime suppose que l'on puisse considérer les sites web en présence comme des œuvres de l'esprit, ce qui est généralement le cas [11], et que le titre soit original (alinéa 1) ou qu'il existe un risque de confusion (alinéa 2).

En pratique, il conviendra alors d'être en mesure de prouver à partir de quelle date le nom a été utilisé comme titre.

 

*             *                *

 

Enfin, pour clore ce raisonnement par analogie, il est nécessaire de tracer un parallèle avec la jurisprudence sur les conflits entre les codes d'accès  télématiques et les marques.

En effet, il est facile d'assimiler le nom de domaine au code d'accès des services Minitel : tous deux sont techniquement proches et remplissent la même fonction. Cette assimilation est donc plus directe que celle effectuée ci-dessus avec les signes distinctifs.

Cette comparaison entre la télématique et Internet pourrait conduire à l'application de règles uniformes et cohérentes.

Dans un arrêt du 20 septembre 1991, la Cour d'appel de Paris a considéré que le code Minitel s'analysait comme “ un moyen technique d'exploitation d'une activité commerciale [12]. Il n'est pas fait référence à un usage propre à créer des droits spécifiques, ni même à une notion existant en droit des signes distinctifs. Au contraire, cet arrêt semble considérer que le code d'accès est un moyen supplémentaire de communiquer l'offre commerciale d'une entreprise.

A nouveau, les juges se sont prononcés dans un jugement de 1994 par le biais d'un attendu sans équivoque : “ l'usage constant d'un code télématique non enregistré à titre de marque à l'INPI ne rentre pas dans les prévisions de l'article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle ; (...) la société demanderesse n'est pas fondée à opposer l'usage du code d'accès télématique comme antériorité au dépôt postérieur de la marque du défendeur ” [13].

Au regard de cette décision, il semble bien que non seulement le nom de domaine, mais a fortiori le simple usage d'une dénomination comme titre de site ne pourraient constituer des antériorités à l'enregistrement d'une marque au sens de l'article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle.

La transposition de la jurisprudence télématique à Internet est donc possible en raison des similarités entre code d'accès et nom de domaine et souhaitable pour des raisons de sécurité juridique, dans le cadre de l’application de l’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle. En cas d’usurpation d’un nom de domaine non déposé comme marque mais répondant aux conditions proposées ci-dessus, on pourrait envisager, comme le propose R. Fuentès [14], d’agir sur la base de la concurrence déloyale.

La question de la nature juridique des noms de domaine n'étant pas tranchée, le titulaire d'un nom de domaine soucieux de sa sécurité juridique procédera à un dépôt dudit nom en tant que marque. Ainsi, en France comme à l'étranger, de très nombreux dépôts de marques correspondent à des noms de domaine. Pour être valide, une marque doit avoir un caractère distinctif, c'est-à-dire ne pas présenter de lien direct entre le signe lui-même et les produits ou services désignés par ce signe.

Face à l'afflux de nombreux dépôts de noms de domaine en tant que marques, l'USPTO (United States Trademark and Patent Office) a édicté des directives d'examen pour les marques fédérales (Registration of Internet domain names) qui précisent notamment que le simple fait d'accoler un TLD à un terme non distinctif n'en faisait pas une marque valable pour autant. Les directives d'examen américaines énoncent que le TLD sera perçu comme un élément d'adresse Internet et n'ajoute pas d'indication permettant d'identifier l'origine des produits ou services visés.

En France, la doctrine a une position similaire en considérant qu’à partir d’une marque dérivée d’un terme technique, on ne peut faire valoir des droits exclusifs concernant le terme technique lui-même [15].

Au niveau européen, la position de l’OHMI (Office pour l’Harmonisation dans le Marché Intérieur) quant aux marques communautaires n’est pas différente. Ainsi, dans une décision du 19 août 1999 [16], la deuxième chambre de recours a considéré que la marque www.primebroker.com était dépourvue de caractère distinctif pour désigner des produits et des services relatifs à l’informatique et à la finance.

 

*             *                *

 

Le jugement du tribunal du Mans dans l’affaire Oceanet aborde de nombreuses questions dont certaines n’ont pas été approfondies ici : on pourrait effectivement s’attarder sur la première référence à la notion d’ “ internaute moyen ” ou étudier plus avant le rôle accordé aux outils de recherche.

Pour ce qui nous intéresse, il est surtout regrettable que la décision ait opéré une confusion entre le nom de domaine et le titre de site. Dans la construction d’un régime juridique du nom de domaine, il faut privilégier la clarté et l’équité si l’on veut accorder une valeur intrinsèque à cette notion en plein essor.


F.G. & A.N.


Notes

[1] Enregistrement d’un signe à titre de nom de domaine par un tiers non titulaire de droit sur ce signe, au détriment du titulaire de droit (marque, dénomination sociale...). Ce contentieux s’est développé grâce à l’absence de formalité de dépôt pour les noms de domaine génériques (.com, .net, .org). Voir notamment, TGI Nanterre, ord. réf., 18 janvier 1999, SFR c/ W3 Systems Inc, la décision est disponible sur Legalis à l’adresse http://www.legalis.net/jnet/decisions/marques/tgi_nanterre_sfr.htm  avec le commentaire de Maître Marc Lipskier.

[2] L’AFNIC réclame à ce titre un certificat d’enregistrement définitif ou à tout le moins une publication au BOPI du dépôt de la marque.

[3] Raoul Fuentes, “ L’affaire Alice et l’émergence des droits du détenteur d’un nom de domaine ”, Expertises, mai 1999, n°226, p. 149.

[4] Pour les textes des jugements : Juriscom.net, http://www.juriscom.net/jurisfr/alice-fond.htm. Pour le commentaire de l'arrêt d'appel voir,  Yann Dietrich, “ Alice hors de l’évidence ”, Juriscom.net, professionnels , février 1999, http://www.juriscom.net/espace2/affairealice2.htm  ; pour le commentaire du jugement au fond voir, Yann Dietrich et Alexandre Menais, “ Dénouement logique pour l’affaire Alice ”, Juriscom.net, professionnels , juillet 1999, http://www.juriscom.net/espace2/affairealice3.htm.    

[5]  Chavanne & Burst, Droit de la Propriété Industrielle, Dalloz, 5ème édition.

[6] à l'exception, bien entendu, de la marque communautaire dont l'enregistrement est valide dans les 15 pays de l'Union Européenne.

[7] Top Level Domain, par exemple : .com .net .org et .fr .de .it .uk .to

[8] la seule exception (importante) à l'obtention de la protection par l'enregistrement est celle des marques notoirement connues au sens de l'article 6 de la Convention d'Union de Paris.

[9] alors même qu'à l'époque des faits, le NSI était le seul habilité à l'enregistrement des noms de ce domaine.

[10] Décret du 30 mai 1984, article 66.

[11] Voir : Olivier Itéanu, " Pages Web : quel régime juridique pour quelle protection ? ", Légicom, n°12, 1996/2, page 29s ; Gérard Haas et Olivier de Tissot, “ Les pages Web sont-elles des œuvres ? ”, Juriscom.net, chronique, 23 octobre 1998, http://www.juriscom.net/chronique/cybion.htm.

[12] Dalloz 1993, Som. p. 153.

[13] TGI Paris, 7 décembre 1994, PIBD 1995, n° 584, III, p. 161.

[14] article précité.

[15] Chavanne & Burst, Droit de la Propriété Industrielle, Dalloz, 5ème édition, paragraphe 983 page 550 se référant à : G. Richard Beetz, PIBD, 1988, n°434 III p. 80.

[16] Recours R 77/1999-2 disponible à : http://oami.eu.int/fr/marque/decisappel/decis77-99en.htm. La Chambre de Recours confond adresse e-mail et nom de domaine. Cette erreur de vocabulaire n'affecte néanmoins pas le bien fondé de la solution.


Voir également sur Juriscom.net :

- Internet, noms de domaine et droit des marques 
(Travaux Universitaires - Mémoires), de Romain Gola ;
-
Le contentieux judiciaire, entre marque et nom de domaine 
(Travaux Universitaires - Études), de Alexandre Nappey.

 

Juriscom.net est une revue juridique créée et éditée par Lionel Thoumyre
Copyright © 1997-2001 Juriscom.net / Copyright © 2000 LexUM