TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS
1ère chambre - 1ère section
14 avril 1999
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Lors des débats à laudience publique du
03/03/1999
Président : M. LEVON-GUERIN
Vice Président : M. HERALD
Juge : Mme MENOTTI
Greffier : Mme. COGNASSE
JUGEMENT
La SA
société gestion du FIGARO a mis en uvre une édition télématique proposant la
consultation, sur MINITEL, des archives du FIGARO comportant les numéros publiés depuis
2 ans, assortie de la possibilité dobtenir la copie darticles, soit par
télécopie, soit par le biais dune adresse " e-mail " sur
Internet.
Estimant ce procédé attentatoire aux droits dont les
journalistes disposent sur leurs articles, le Syndicat National des Journalistes (S.N.J.),
ainsi que 8 journalistes, ont assigné en référé la SA Société de Gestion du FIGARO
afin dobtenir linterdiction de cette exploitation.
Après plusieurs renvois destinés à permettre un rapprochement entre
les parties qui sest finalement avéré impossible, une ordonnance a été rendue le
14 décembre 1998, disant ny avoir lieu à référé.
Cest dans ces conditions que, par assignation à jour fixe du 20
janvier 1999, les mêmes demandeurs ont fait citer la SA Société de Gestion du FIGARO
afin dobtenir :
- linterdiction, faite à celle-ci, dexploiter les sites
litigieux sous astreinte de 10.000 Francs par jours,
- la désignation dun expert chargé de chiffrer le montant des
indemnités et redevances dues aux demandeurs au titre de lexploitation
contrefaisante,
- la publication du jugement dans un journal au choix des demandeurs
dans la limite de 20.000 Francs HT,
- le paiement dune somme de 20.000 Francs à chacun deux,
sur le fondement de larticle 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Ils soutiennent :
- que plusieurs journaux ont déjà conclu des accords de cession de
droits pour lexploitation darticles sur les nouveaux médias,
- que leur action est recevable en application de larticle L
411-11 du Code du Travail, le S.N.J. étant dailleurs le syndicat le plus
représentatif,
- que la qualification duvre collective donnée à un
journal, qui serait donc titulaire des droits, est vivement critiquée par une partie de
la doctrine et remise en cause par certaines décisions ayant retenu la qualification
duvre de collaboration, supposant lexistence de clause de cession,
- que le caractère collectif de luvre ne constitue
quune présomption en application e larticle L 113-5 du Code de la Propriété
Intellectuelle, à laquelle il est renoncé dans la Convention Collective qui prévoit une
clause de cession de droits,
- quen retenant même la qualification duvre
collective, le journal nen est pas moins investi des seuls droits attachés à la
première publication en vertu de larticle L 761-9 du Code du Travail qui dispose
que " le droit de faire publier dans plus dun journal (
) est
obligatoirement subordonné à une convention exprès " ; ils soulignent
que cette limitation des droits à la première publication a été affirmée clairement
par la Cour de cassation dans un arrêt du 27 octobre 1997 constituant un revirement de
jurisprudence et que le terme de " journal " vise la
publication sur le premier support, de sorte que la publication par un autre journal ou
sur un autre support par le même journal suppose une nouvelle autorisation,
- quen tout état de cause, le journal doit aux journalistes une
rémunération à ce titre, conformément à larticle 8 de la Convention Collective,
applicable " si un journaliste est appelé (
) à exécuter son contrat
de travail selon un mode dexpression différent ",
- que lexistence dun contrat de travail nimplique pas
cession des droits dauteur, en vertu de larticle L 111-1 al. 3 du Code de la
Propriété Intellectuelle, alors même que les cession de droits sont
dinterprétation restrictive et que la cession sous une forme non prévisible au
moment de la signature de la convention doit faire lobjet dune disposition
particulière, conformément à larticle L 131-6 du Code de la Propriété
Intellectuelle,
- quà supposer quelle soit intervenue, cette cession est
nulle, du fait quelle ne remplit pas les conditions des articles L 131-2 et 3 du
Code de la Propriété Intellectuelle imposant le respect de certains mentions.
En défense, la SA de Gestion du FIGARO conclut au
rejet des demandes aux motifs :
- que le journal est une uvre collective
répondant à la définition de larticle L 113-2 du Code de Propriété
Intellectuelle, propriété de la personne sous le nom de laquelle elle est divulguée en
application de larticle L 113-5 du même code ;
- que cette notion duvre collective est confirmée par la
législation spécifique à la presse, laquelle pose lunicité de luvre
collective par les exigences légales de déclaration du " titre du
journal " et la responsabilité pénale personnelle du directeur de la
publication,
- que cette qualification duvre collective résulte
dune jurisprudence constante de la Cour de Cassation, qui nest nullement
remise en cause par la décision invoquée du 21 octobre 1997, laquelle correspond au cas
despèce différent dun photographe pigiste ayant cédé uniquement le droit
de 1ère reproduction,
- que les articles L 121-8 du Code de la Propriété Intellectuelle, L
761-9 du Code du Travail et 8 de la Convention Collective sont sans portée sur le débat,
en ce quils constituent une limitation des droits des journalistes,
- quau demeurant, la Convention Collective a été refondue en
octobre 1987, alors même que plusieurs journaux avaient déjà créé des éditions ou
services télématiques sur MINITEL,
- que lédition télématique nest quun prolongement
de la diffusion du journal, lobtention de copie par " e-mail "
constituant un simple mode de transmission,
Attendu que la société éditrice du journal LE
FIGARO soutient que le caractère duvre collective du journal, dans laquelle
la contribution individuelle des divers journalistes se fond, linvestit de la
propriété de luvre ainsi que des droits dauteur sur celle-ci ;
quelle en conclut pouvoir légalement et librement user des droits dauteur des
journalistes salariés ; ces derniers limitent en revanche ce droit à la première
publication sur support papier, dès lors que le contrat de travail les liant à
lentreprise de presse ne contient aucune clause de cession globale des droits
dexploitation des articles dont ils sont les auteurs ;
Attendu quen labsence de convention écrite
relative à la cession des droits dexploitation des articles dont les journalistes
salariés sont les auteurs, cest à la lumière des dispositions de larticle L
761-9 du Code du Travail et les règles communes de la propriété intellectuelle,
auxquelles renvoie larticle 9 de la convention collective du 27 octobre 1987,
quil convient de fixer les droits de ces journalistes, sans quil y ait lieu
toutefois de sarrêter à la qualification juridique du journal, inopérante, en
lespèce, dès lors que le débat porte non pas sur la titularité des droits sur le
journal, mais sur la titularité des droits patrimoniaux sur les articles après une
première édition ;
Attendu que même à supposer que le journal constitue une uvre
collective, ainsi que le soutient la défenderesse, larticle L 111-1 du code de la
propriété intellectuelle prévoit en son alinéa 3 que lexistence dun
contrat de louage douvrage ou de service par lauteur dune uvre de
lesprit nemporte aucune dérogation à la jouissance du droit reconnu par
lalinéa 1er, lequel énonce que lauteur dune uvre de
lesprit jouit sur cette uvre, du seul fait de sa création, dun droit de
propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ;
Quaux termes des dispositions dinterprétation stricte de
larticle L 131-3 du Code précité, la transmission des droits de lauteur est
subordonnée à la condition que chacun des droits cédés fasse lobjet dune
mention distincte dans lacte de cession et que le domaine dexploitation des
droits cédés soit délimité quant à son étendue et à sa destination, quant au lieu
et à la durée ; que la cession sous une autre forme, non prévisible au moment de
la signature de la convention, doit faire lobjet dune disposition
particulière conformément à larticle L 131-6 suivant ;
Que si larticle L 132-6 de ce code autorise la rémunération
forfaitaire du journaliste lié à lentreprise de presse par un contrat de travail,
il ne définit cependant pas létendue de la cession qui y est attachée ;
Quenfin, en ce qui concerne les rapports entre lentreprise
de presse et le journaliste, larticle L 761-9 du Code du Travail, qui nopère
aucune distinction entre les partenaires, subordonne obligatoirement le droit de faire
paraître, dans plus dun journal ou périodique, les articles ou autres uvres
littéraires et artistiques dont ce dernier est lauteur, à une convention expresse
précisant les conditions dans lesquelles la reproduction est autorisée ;
Attendu quil se déduit de la combinaison de ces textes,
quen labsence de convention expresse contraire, la rémunération versée au
journaliste nemporte quun droit de reproduction épuisé dès la première
publication sous la forme convenue entre les parties ; que si toute publication dans
plus dun journal ou dun périodique, cest à dire sur un autre support
de même nature, est proscrite, a fortiori en est-il ainsi de la reproduction des
articles sur un nouveau support résultant de la technologie récente et notamment sur
réseau télématique après stockage numérique des articles par thème pour constituer
un fonds darchives dont la consultation donne lieu au paiement par
lutilisateur du MINITEL dune redevance de 9,21 Francs TTC la minute ;
Quà défaut de convention expresse conclue dans les conditions
de la loi, lauteur nà pas davantage transmis à lentreprise de presse
le droit de céder ses articles à des tiers pour les reproduire par fax ou par
e-mail ;
Quadmettre une cession de plein droit comme le soutient la
défenderesse viderait de sa substance larticle L 111-1 dernier alinéa du texte
précité et retirerait au journaliste toute aptitude à être titulaire des droits que
lui reconnaît la loi, notamment le droit propre quil conserve de faire reproduire
toutes les uvres publiées et de les exploiter sous quelque forme que ce soit,
pourvu que cette reproduction ou cette exploitation ne soit pas de nature à faire
concurrence à ce journal ainsi que lénonce larticle L 121-8 du même
texte ;
Attendu que, dans ce contexte normatif, lentreprise de presse, ne
justifiant daucune convention expresse particulière établissant la cession des
droits des journalistes sur leurs articles pour lexploitation incriminée, na
pu acquérir que le droit de première reproduction ; que toute publication
supplémentaire de ceux-ci, notamment pas la voie télématique litigieuse, est
constitutive de contrefaçon ouvrant droit à lallocation dindemnités ;
Quil y a lieu, sauf meilleur accord entre les parties,
dinterdire lexploitation litigieuse dans les termes du dispositif et de mettre
en uvre la mesure dexpertise sollicitée afin de rassembler les éléments
dinformation permettant de chiffrer le préjudice patrimonial subi par les
journalistes du chef de la reproduction non autorisée de leurs articles sur le support
litigieux, les demandeurs ne caractérisent pas en revanche la violation de leur droit
moral de divulgation ;
Attendu que les circonstances ne commandent pas dordonner le
publication forcée de la présente décision ;
Attendu que les dispositions de larticle 700 du Code de
procédure civile bénéficieront aux demandeurs dans les termes du dispositif ;
PAR CES MOTIFS
Le tribunal, statuant contradictoirement,
Interdit à la SOCIÉTÉ de GESTION DU FIGARO dexploiter par voie
télématique accessible par le numéro 08 36 29 18 54, sans y avoir été expressément
autorisée par les demandeurs, les articles dont ils sont les auteurs, sous astreinte
journalière de 10.000 F (DIX MILLE FRANCS) à lexpiration du délai dun mois
qui suivra la signification de la présente décision.
Désigne Monsieur Francis MERCURY, en qualité dexpert pour
mission : dentendre les partie et tous sachants, y compris les services
responsables du MINITEL, de se faire remettre tous documents et de recueillir tous
éléments dinformation permettant au tribunal de chiffrer, en fonction des usages,
le montant des redevances que devaient percevoir les journalistes au titre de la
reproduction contrefaisante de leurs uvres sur MINITEL.
Dit que lexpert dressera de ses opérations un rapport quil
déposera en double exemplaire au SERVICE DU CONTROLE DES EXPERTISES, avant le 1er
AOUT 1999, sauf prorogation préalablement sollicitées auprès du magistrat chargé du
contrôle de lexpertise.
Fixe la somme de 20.000 F (VINGT MILLE FRANCS) la provision que les
demandeurs devront consigner à la RÉGIE DU TRIBUNAL (escalier D 2ème étage)
avant le 21 MAI 1999, date impérative au-delà de laquelle la désignation de
lexpert sera caduque et dépourvue de tout effet.
Ordonne lexécution de la présente décision.
Condamne la société défenderesse aux dépens ainsi quau
paiement à chacun des demandeurs dune somme de 2.000 F (DEUX MILLE FRANCS) en
application des dispositions de larticle 700 du Nouveau Code de procédure civile.
Fait et Jugé à PARIS, le 14 AVRIL 1999.
Le GEFFIER : J. COCNASSE
LE PRÉSIDENT : F. LEVON-GUÉRIN