Preuve et formalisme des contrats
électroniques : lexemple québécois
Par Vincent
Gautrais
email : gautraiv@crdp.umontreal.ca
I.
Lélaboration dun statut spécifique de preuve pour les inscriptions
informatisées
A. La nature du statut spécifique de preuve pour les inscriptions
informatisées
B. Létendue du statut spécifique de preuve pour les inscriptions
informatisées
II. Lélaboration dun régime de formalisme
spécifique aux inscriptions informatisées
A. Limportance du formalisme indirect
B. Une grande importance donnée à lattitude diligente du
contractant
Depuis le
1er janvier 1994, est en vigueur au Québec un nouveau Code civil (Code civil du Québec,
ci-après C.c.Q.) qui pose de nouvelles bases quant à la gestion des intérêts privés
dans cette province canadienne. Lancienne Nouvelle-France, à la suite de la
victoire anglaise en 1759, avait eu le privilège de garder sa tradition civiliste. En
effet, lempire britannique faisant face à cinq années de réticences populaires
quant à lapplication des règles de common law, accepta que les relations
privées à lintérieur de cette province soient régies par les anciennes règles
du royaume de France. Ce fut la signature du Quebec Act de 1774. Près dun
siècle se passa... Un code civil fut érigé en 1866 sous le nom de Code civil du
Bas-Canada (ci-après C.c.B-c.), largement inspiré par le Code Napoléon, en dépit
dune influence anglo-saxonne évidente.
Ce préalable historique étant
fait, nous permettant de bien comprendre lévolution civiliste dans ces "
quelques arpents de neige ", nous voulons examiner comment le C.c.Q., par le biais de
ses dispositions fort récentes, parvient à organiser la preuve et la forme des documents
informatisés, précisément, des contrats électroniques. En effet, les rédacteurs ayant
bien constaté lémergence des nouvelles technologies de linformation, et
leurs potentialités contractuelles, créèrent une section particulière, constituée de
trois articles, sintitulant " Inscriptions informatisées ". Au-delà de
cette section spécifique, dautres dispositions font également directement
référence à la nouveauté électronique.
En préalable, il nous apparaît
que lintérêt des articles que nous mentionnerons durant ces quelques lignes se
matérialise notamment dans une tendance à mêler les règles de preuve et celles de
forme. La chose nest pas évidente, le " bon droit " ayant
généralement pour habitude de les séparer, comme deux catégories indépendantes. Alors
que la première est utilisée en cas de conflits, la seconde est nécessaire à la
validité de lacte. Néanmoins, et comme cela transparaît dans le concept imprécis
de " formalisme indirect ", lon se rend compte que la distinction est dans
bien des cas difficile à faire.
Ainsi, plutôt que de considérer
la preuve et le formalisme comme deux opérations distinctes, plutôt que denvisager
le formalisme comme lapproche préalable à la preuve, il importe de soccuper
dabord des modalités probatoires pour ensuite en tirer les conséquences juridiques
quant à la façon de former ses contrats. Ainsi, après un exposé sur les dispositions
du C.c.Q. qui mettent en place, selon nous, un statut probatoire distinct aux documents
électroniques par rapport à lécrit papier (I), il sagira
dexaminer les conséquences formelles quant à la façon dériger ses contrats
électroniques (II), un formalisme spécifique.
I.
Lélaboration dun statut spécifique de preuve pour les inscriptions
informatisées
Si un statut probatoire original
est octroyé aux documents électroniques, il sagit danalyser dans le présent
paragraphe la nature de celui-ci, et ce, en marquant les spécificités du régime par
rapport à celui qui est applicable aux contrats papier (A). Ensuite, et en se
basant sur un débat doctrinal déjà étayé, nous nous interrogerons sur létendue
dapplication de ces dispositions ; à savoir : peut-on appliquer la
section relative aux inscriptions informatisées à des documents papier ensuite
transférés sur support électronique (B) ?
A. La nature du statut spécifique de preuve
pour les inscriptions informatisées
Au départ, il y a donc le C.c.Q.
et il sagit de citer les trois articles qui forment la section constituant
lobjet de la présente étude :
" Section 6 : Des
inscriptions informatisées
2837 C.c.Q. Lorsque les
données dun acte juridique sont inscrites sur support informatique, le document
reproduisant ces données fait preuve du contenu de lacte, sil est
intelligible et sil présente des garanties suffisamment sérieuses pour quon
puisse sy fier. Pour apprécier la qualité du document, le tribunal doit tenir
compte des circonstances dans lesquelles les données ont été inscrites et le document
reproduit.
2838 C.c.Q.
Linscription des données dun acte juridique sur support informatique est
présumée présenter des garanties suffisamment sérieuses pour quon puisse
sy fier lorsquelle est effectuée de façon systématique et sans lacunes, et
que les données inscrites sont protégées contre les altérations. Une telle
présomption existe en faveur des tiers du seul fait que linscription a été
effectuée par une entreprise.
2839 C.c.Q. Le document
reproduisant les données dun acte juridique inscrites sur support informatique peut
être contredit par tous moyens. "
Le C.c.Q., nous semble-t-il,
sest employé à distinguer nettement le statut des inscriptions informatisées de
celui de lécrit, édictant dans chacune des situations un régime propre.
Dabord, le mot " écrit " est totalement banni des trois articles
susmentionnés, remplacé sciemment par ceux, moins équivoques, de " document
", de " données ", éventuellement, d" acte ".
Ensuite, la section 4 sur les actes sous seing privé ne fait aucunement référence à un
écrit, le C.c.B-c. réservant les dispositions relatives à cette notion dans une section
intitulée " des écritures privées ". Ceci avait eu pour conséquence de
trouver dans la doctrine et la jurisprudence maintes référence à la notion d
" écrit " sous seing privé. Autre élément dévolution qui
confirmerait cette rupture entre lécrit et les inscriptions informatisées, la
notion de " commencement de preuve par écrit ", anciennement article 1233
par. 7 C.c.B-c., est désormais remplacée par celle de " commencement de preuve
" (article 2865 C.c.Q.).
Si la remarque est frappante,
deux légers détails ainsi quune incohérence plus substantielle sont susceptibles
de faire ressortir cette friction éventuelle entre écrit et document électronique.
Dune part, la section 6 relative aux " inscriptions informatisées " se
situe dans le chapitre premier sintitulant " De lécrit " et
larticle 2811 C.c.Q. semble implicitement répéter cette assimilation (1).
Dautre part, larticle 2827 C.c.Q., portant sur la signature dans sa version
anglaise, évoque la notion de " written marks ", alors que la version
française prend soin déviter lincohérence. Un défaut qui nous paraît peut
être plus problématique est la persistance des articles sur les inscriptions
informatisées à mettre lemphase sur la notion de reproduction, notamment papier,
pour apporter en preuve lexistence et le contenu de celles-ci. En effet, et cette
inconsistance se retrouve particulièrement à larticle 2837 C.c.Q., il est prévu
que lorsquun acte juridique est inscrit sur support informatique, ce dernier ne fait
preuve du contenu que sil existe une reproduction. Certes, cette reproduction est
importante afin de servir dinterface de compréhension pour quun juge, par
exemple, puisse apprécier le contenu de lacte, puisse tout simplement le lire. Mais
celle-ci nest pas forcément nécessaire. On peut très bien imaginer, quune
partie ou son représentant arrive en cour avec un ordinateur pour apporter sa preuve.
De plus, même dans
lhypothèse où un imprimé est effectué, lélément primordial devant être
minutieusement apprécié est bien davantage les modalités quant aux inscriptions
informatisées plutôt que la reproduction qui nest quun lien mécanique,
automatique, entre les premières et les interprètes. Limportance donnée à la
reproduction est donc, selon nous, une erreur, produit de la difficulté, bien légitime
dailleurs (on ne sort pas de cinq siècles de domination de lécrit sans
anicroches) à rendre lacte juridique électronique autonome de son équivalent
papier. Ainsi, dans un élan constructif et prétentieux, nous nous permettons
daffirmer quil eut été plus logique dans larticle 2837 C.c.Q. de
relier le critère de lintelligibilité à la reproduction, si elle existe, et la
condition de " garanties suffisamment sérieuses pour quon puisse sy
fier " aux inscriptions, comme dans 2838 C.c.Q.
Mais lélément sans doute
le plus significatif quant à la dissociation des statuts probatoires tient au fait
quil apparaît clairement que la section sur les inscriptions informatisées donne
à celles-ci une force probante différente de celle de lécrit. En effet, alors que
2839 C.c.Q. introduit la liberté probatoire, et donc la capacité pour celui qui nie la
pertinence de la preuve électronique dopposer un témoignage, lécrit, quant
à lui, ne peut être remis en cause que par preuve contraire.
Cette mise en place dun
statut spécifique aux inscriptions informatisées ne fait pas lunanimité, ni en
droit québécois (2), ni, par exemple, en droit international (3). Cette option nous paraît pourtant être une bonne solution étant
donné les distinctions majeures qui accompagnent le processus délaboration
dun contrat électronique comparativement au contrat papier. Alors que ce dernier
organise la preuve autour du seul support matériel, le premier exige une pluralité
dexigences, que nous traiterons plus tard. Une distinction salvatrice (4).
B. Létendue du statut
spécifique de preuve pour les inscriptions informatisées
Une question qui fut plusieurs
fois identifiée dès la mise en vigueur du C.c.Q. est de savoir si cette section sur les
inscriptions informatisées devait sappliquer aux documents papier qui sont ensuite
transférés sur support électronique. Une certaine polémique apparu entre ceux qui
prétendent ne pas appliquer lesdites dispositions à cette situation et ceux qui
affirment le contraire.
Dans la première catégorie,
lon aperçoit Léo Ducharme qui apporte deux arguments pour étayer sa position (5) : le premier, est un élément textuel selon lequel larticle
2837 C.c.Q. sous-entend quil y ait " simultanéité entre
lexpression de la volonté et son inscription sur support
électronique. "(6) Le second, davantage basé sur la substance
du droit de la preuve au Québec, prétend que le fait détendre la portée de ces
articles irait à lencontre de la règle de la meilleure preuve et du principe du
ouï-dire (7).
Lautre position est
clairement exprimée par les auteurs Trudel, Lefebvre et Parisien qui avancent les points
suivants (8) : en premier lieu, ces deux principes de common law
furent écartés dans les pays de même obédience juridique dès lors quils
concernaient des inscriptions informatisées, et ce, quelque soit la simultanéité de
lexpression de la volonté et de linscription (9). En
deuxième lieu, les auteurs prétendent que largument textuel dégagé
précédemment ne fonctionne pas car si le législateur avait voulu limiter
létendue de la section aux seules inscriptions informatisées électroniquement
adressées, il aurait fallu une disposition expresse à ce sujet. En troisième lieu,
cette interprétation du professeur Ducharme méconnaît la pratique des affaires où,
souvent, un contrat oral ou écrit est ensuite enregistré sur support électronique.
Il est effectivement capital de
bien se situer sur le plan pratique en ce qui a trait au contrat écrit et au contrat
oral. Si les parties contractent par écrit et que lune delle enregistre les
données sur un support électronique, cest pour des raisons dune meilleure
gestion documentaire. Dans cette hypothèse, on est dans une situation où il a
reproduction des éléments de preuve ce qui suppose, logiquement, car sinon pourquoi
sembêter à tout cela, une destruction de loriginal ou de lun des
originaux (10). Or, sur cette question existe les articles 2840, 2841 et
2842 C.c.Q. qui ne sont généralement jamais cités pour compléter les dispositions sur
les inscriptions informatisées.
" Section 7 : De
la reproduction de certains documents
2840 C.c.Q. La preuve
dun document, dont la reproduction est en la possession de lÉtat ou
dune personne morale de droit public ou de droit privé et qui a été reproduit
afin den garder une preuve permanente, peut se faire par le dépôt dune copie
de la reproduction ou dun extrait suffisant pour en permettre lidentification
et le dépôt dune déclaration attestant que la reproduction respecte les règles
prévues par la présente section. Une copie ou un extrait certifié conforme de la
déclaration peut être admis en preuve, au même titre que loriginal.
2841 C.c.Q. Pour que la
reproduction fasse preuve de la teneur du document, au même titre que loriginal,
elle doit reproduire fidèlement loriginal, constituer une image indélébile de
celui-ci et permettre de déterminer le lieu et la date de la reproduction. En outre, la
reproduction doit avoir été faite en présence dune personne spécialement
autorisée par la personne morale ou par le Conservateur des archives nationales du
Québec.
2842 C.c.Q. La personne
qui a été désignée pour assister à la reproduction dun document doit, dans un
délai raisonnable, attester la réalisation de cette opération dans une déclaration
faite sous serment, laquelle doit porter mention de la nature du document et des lieu et
date de la reproduction et certifier la fidélité de la reproduction. "
En effet, selon un résumé de
ces dispositions, si une personne morale, privée ou publique, reproduit un document pour
en garder une preuve permanente, elle doit se soumettre à un certain processus
sécuritaire qui permettra au document reproduit davoir la même force probante que
loriginal. Si ces articles ne peuvent sappliquer au contrat conclu directement
entre deux ordinateurs, étant donné labsence doriginal, pourquoi pas les
appliquer dans le cas du contrat papier retranscrit sur support électronique. La question
que lon est en droit de se poser est : existe-t-il une voie de destruction de
lécrit sans passer par le biais de 2840 C.c.Q. et suivants ? En dautres
mots, peut-on archiver des inscriptions informatisées sur la base de 2837 C.c.Q. et
suivants, cest-à-dire en conformité aux autres exigences que sont les conditions
dinscription et de reproduction citées plus haut ?
Il importe dabord de savoir
ce que constitue une reproduction et, selon nous, le simple fait de changer de support, et
donc de passer du support papier au support électronique, en constitue une. Par contre,
dans lhypothèse où un contrat verbal est retranscrit sur un support électronique,
il nest pas possible de parler de reproduction étant donné que celle-ci sous-tend
une certaine fixité, tangibilité, que loralité ne permet pas. De plus, en
matière de sécurité, il est capital de montrer une certaine rigueur dès lors que de
telles manipulations sont effectuées car cest généralement au cours de celles-ci
que les altérations apparaissent.
Ainsi, lopération décrite
à 2840 C.c.Q. et suivants sapplique dans notre hypothèse. Par conséquent, le fait
de soumettre le changement de support aux dispositions sur la reproduction amoindrie
grandement la possibilité de voir cette opération assujettie aux conditions de 2837
C.c.Q. et suivants. Est-ce à dire quun document écrit retranscrit sur support
électronique puis ensuite détruit peut être admis en preuve sur la base de 2837 et
suivants ? Nous aurons plutôt envie de répondre par la négative. Certes, 2840
C.c.Q. prévoit que ce processus " peut " (may be made) être
utilisé et non pas " doit " lêtre. Également, on peut trouver
rigoureux dimposer un processus en particulier alors que dautres sont
susceptibles dapporter tout autant de crédits. Autre argument qui favorise
lutilisation en pareil cas de 2837 C.c.Q. et suivants dans lhypothèse
dune reproduction, cest quà certains égards, les éléments qui vont
assurer une bonne reproduction vont également permettre de remplir les critères
dune inscription informatisée présentant des garanties suffisamment sérieuses.
Néanmoins, alors que la section 6 sur les " inscriptions
informatisées " évoque à juste titre la notion de " garanties
suffisamment sérieuses pour quon puisse sy fier ", la section 7
quant à " la reproduction de certains documents " organise des
conditions qui ont pour but détablir un lien de " fidélité "
(articles 2841 et 2842 C.c.Q.), ce qui se comprend également très bien. Plus que de
prétendre que les conditions sur la reproduction sont plus rigoureuses que celles sur les
inscriptions informatisées, il nous semble que dans lune et lautre de ces
situations, lobjet recherché nest pas le même.
En ce qui concerne le contrat
oral qui est retranscrit par une partie sur support électronique, conformément à ce que
nous disions précédemment, 2840 et suivants C.c.Q. ne peuvent sappliquer mais par
contre, pour le détenteur des données électroniques, 2837 C.c.Q. et suivants peuvent
lêtre.
Aussi, avec tout le respect que
lon se doit daccorder à ces pionniers du droit (il est tellement plus facile
de parler de ces questions en 1998 quen 1993), nous suivons donc une approche qui se
distingue des deux précédemment décrites ; du point de vue de Ducharme dans la
mesure où, même si nous sommes daccord avec le résultat de son analyse, nous nous
écartons de sa démonstration ; de largumentation de Trudel, Lefebvre et
Parisien en refusant de suivre la libéralité dinterprétation qui fut la leur
relativement au contrat écrit. En effet, les conditions imposées à ceux qui effectuent
cette reproduction ne nous paraît pas, insurmontable, loin sen faut, au regard de
2840 C.c.Q. et suivants. Le spécifique primant sur le général, il paraît très
dangereux à toutes personnes qui souhaitent détruire un document écrit de ne pas se
plier aux dispositions les plus précises et les plus explicites.
Dans le cadre de cette série de
question sur létendue du statut spécifique de preuve pour les inscriptions
informatisées, il nous sembla opportun denvisager cette hypothèse, certes, plus
importante aujourdhui que demain, étant donné lextension probable du
" tout informatisé ". Une hypothèse où lon risque
dêtre en présence dun acte juridique qui va être prouvé sur la base
dun écrit par lune des parties (et donc exigence dune preuve contraire
pour le remettre en cause) et sur la base dinscriptions informatisées par
lautre (ce qui implique une liberté probatoire), sauf sil y a respect des
conditions de 2840 C.c.Q. et suivants. Un nouveau type de contrat mixte, après la
disparition, dans la C.c.Q., de cette notion classique de droit civil.
II.
Lélaboration dun régime de formalisme spécifique aux inscriptions
informatisées
Nous avons donc essayé de
montrer quen droit québécois, le C.c.Q. entend donner un statut probatoire
spécifique aux inscriptions informatisées, optant pour un régime de liberté
probatoire. Mais ce choix nest pas une fin en soi et si cette solution nous paraît
intéressante, elle ne sera véritablement fonctionnelle que si elle donne lieu à une
organisation formaliste consécutive. Après que les gens daffaires soient libérés
des contraintes traditionnellement dévolues au papier, il leur reste à mettre en place
les modalités selon lesquelles ils formeront leur contrat électroniquement. En premier
lieu, entre preuve et formalisme, lédiction dun formalisme indirect est
indispensable à lélaboration dun processus de commercialisation exonéré de
lécrit (A). Si le C.c.Q. demeure certes assez silencieux quant aux critères
dévaluation dun " bon " système, juridiquement
opérationnel, une approche appliquée se justifie néanmoins, en second lieu (B).
A. Limportance du formalisme indirect
le contrat en général est
dénué dexigences formalistes particulières. En matière de vente par exemple,
opération consensuelle par excellence, cette évidence ressort notamment dans
larticle 11 de la Convention de Vienne de 1980 (11). Pourtant,
contrat non formel ne veut pas dire absence de forme. Pareillement, liberté probatoire,
qui est différente de labsence de forme, ne signifie pas absence de preuve. Ne
risque-t-on pas, en oubliant détablir un standard " raisonnable " quant
à lélaboration des contrats électroniques, de voir ces derniers
" boudés " du fait dune difficulté à rappeler dans le futur, et
ce, dune manière sécuritaire, quun engagement a été pris entre deux ou
plusieurs personnes ? Ce niveau raisonnable de sécurité, de formalisme spécifique
aux contrats électroniques, a depuis déjà longtemps fait lobjet dun appel a
leur établissement (12). Pourtant, rien ne vint. La raison, selon nous,
est que la vente et bien dautres contrats, sont tellement perçus comme des contrats
non formels, quil ny a aucune raison pour que lutilisation de ceux-ci
sur des réseaux dématérialisés ne change quelque chose. Pourtant, et même si une
vente électronique ne va pas devenir un contrat formel stricto sensu, nous croyons
que labsence de ce formalisme contractuel risque de lassimiler à ce que le
droit romain qualifiait de pacte nu. Sans quil soit nécessaire
dapprofondir trop considérablement la notion, il sagit dune institution
différente du contrat, dans la mesure où elle ne bénéficie pas de la contrainte qui
sexerce judiciairement. Alors que le contrat constitue lassociation de deux
éléments que sont le " Schuld " et le " Haftung " (13), le " Debitum " et l" obligatio ", où
le premier donnait la possibilité dune sanction " étatique ",
le pacte nu quant à lui, ne correspond quau seul second. À cause de ce manque,
laccord non juridiquement sanctionnable, demeure lettre morte (14).
Le problème de cette forme
applicable au contrat électronique, est quelle peut difficilement devenir légale,
cest-à-dire établit par une loi qui la rendrait obligatoire, comme cela peut se
faire avec le formalisme contractuel traditionnel. Certes, un traité ou autre convention
internationale permettrait de régler la difficulté de la nature intrinsèquement
internationale du contrat électronique, mais, dans les deux cas, en plus de la lenteur du
processus, les normes obtenues risquent de devenir rapidement obsolètes face au
caractère fuyant du contexte cybernétique. Aussi, il ny a pas la place pour une
solution unique, obligatoire. Le formalisme unique du papier, basé sur le seul support
papier, se voit substitué par un " faisceau de formalisme ", ancré
à la fois sur les données du contrat, sur la façon dont elles sont intégrées,
gérées, archivées, etc., et enfin sur le support électronique en tant que tel. Si ce
formalisme contractuel ne peut être annoncé par la loi, en tant que règles formelles,
cela doit se faire donc par les usages, norme dont le cyberespace va généraliser
limportance (15). Les usages ont de plus une importance
considérable dans le commerce international dans la mesure où la liberté formelle y est
omniprésente. La nullité, sanction classique du formalisme, est trop rigoureuse dans ce
contexte commercial. " Linforçabilité "(16),
qui découle dun contrat comparable à un pacte nu et qui ne remplit pas les
conditions élémentaires de forme électronique, permet alors au contrat de se réaliser
néanmoins, sans altérer la bonne marche des affaires, tout en faisant peser le poids
juridique sur le contractant qui aurait été négligent. Lidée dun
formalisme non obligatoire, cest-à-dire sans nullité, mais nécessaire pour être
efficace, nous paraît un système efficient pour le commerce électronique.
Dun point de vue pratique,
il est essentiel détablir des standards de formalisme pour déterminer si un
contrat électronique a été conclu selon des " garanties suffisamment sérieuses
pour que lon puisse sy fier " (17). Ceci nécessite que
lon précise et que lon harmonise par exemple les conditions relatives à
larchivage, à la durée de conservation des données pertinentes, à
lentretien du réseau, à lintégration des données selon une façon
systématique (18), par une personne responsable, etc.
B. Une grande importance donnée à
lattitude diligente du contractant
Mais au-delà des débats qui
apparaissent parfois comme étant quelque peu théoriques, une série de critères bien
concrets sont offerts par le C.c.Q., dans chacune des situations en cause. Il est possible
de dégager les deux hypothèses que nous avons étudiées, à savoir, celles
concernant les inscriptions informatisées et celles relatives à la reproduction
dun document sur support électronique.
En premier lieu, en ce qui
concerne les inscriptions informatisées, les critères dégagés sont flous et sources à
bien des interprétations. Ainsi, outre lintelligibilité de la reproduction des
inscriptions, que nous avons évoquée précédemment, il importe que lopération de
conservation ait été faite selon deux types de critères : dabord des
critères liés au caractère sécuritaire que lon reconnaît dans les expressions
" dune façon systématique, sans lacunes " et
" protégées des altérations " Sur cette première
catégorie de conditions, le juriste se doit de laisser la place à la technique et aux
techniciens. Ensuite, afin douvrir davantage le champ de solutions, référence est
faite aux circonstances. Ce deuxième critère est également fondamental et tout
aussi juridiquement impliquant. En effet, il sagit dévaluer limportance
que lon entend donner à la conservation du document selon, on peut imaginer, le
montant de la transaction, la confiance du partenaire, le type de réseau utilisé (ouvert
ou fermé), etc.
En second lieu, la reproduction
de documents sur support électronique est également prévu et est sujet à certaines
conditions minimales. Et cela se comprend, car il nest pas anodin de détruire une
preuve et de sen fabriquer une équivalente sur un support plus facile à gérer.
Là encore, il est possible didentifier deux types de critères sécuritaires. La
première catégorie est reliée au caractère de fidélité, la copie électronique
devant être strictement représentative de loriginal. À cet effet, les conditions dimage
indélébile atteste notamment de la qualité de la copie. Le second groupe de mesures
est fondamental et touche le respect dun processus quant aux modalités
darchivage. Ainsi, est prévu quune personne responsable fasse une attestation
sous serment tout en respectant certaines exigences, et ce, dans un délai raisonnable
après la reproduction. Même si chacun de ces éléments est sujet à interprétation,
cette procédure nous semble très pertinente car adaptée à la preuve à soi-même. Elle
nous fait dailleurs étonnamment penser à larticle 803 (6) du Federal
Rules of Evidence qui intègre assez bien les conditions décrites dans les deux
sections préalablement mentionnées (19). Ce dernier texte exige en
effet quen matière de gestion documentaire des entreprises, sans distinguer les
inscriptions informatisées de la reproduction, trois types de mesures soient
respectés : le caractère systématique, la détermination dune personne
responsable et le respect dun délai raisonnable.
Le sentiment général qui
ressort de lensemble de ces critères est double : dabord, il nous
apparaît que le C.c.Q. a pour le moins su apprécier quil est important quun
commerçant se lançant dans laventure du commerce électronique prévoit
préalablement les modalités de cette organisation. On peut donc présumer que des
politiques de gestion documentaire, des contrats-types clairement explicites quant à
lattitude formelle des parties (existence ou non daccusé de réception,
lettre de confirmation, convention sur la preuve), etc., sont assurément des
manifestations plurielles de la diligence dun contractant, nullement suffisante
certes, mais révélateur dune prise de conscience quant à limportance de
bien gérer ses contrats avant, pendant et après la signature.
Il apparaît aussi que le C.c.Q.
est peu parlant, peu explicite et laisse, dans les deux situations étudiées, une grande
part de latitude quant aux conditions pratiques quil importe de respecter. Cette
attitude sans doute bénéfique, eu égard à lévolution importante en la matière.
En plus de cette délégation explicite, qui se matérialise par la simple identification
" davenues " à suivre et à respecter, il nous semble ressortir
que le C.c.Q. consacre un concept longtemps considéré comme discutable, à savoir, la
preuve à soi-même. Désormais, dans le contexte électronique, beaucoup plus que dans le
domaine physique, les gens daffaires se doivent de mettre en place ce que nous
appellerons des " faisceaux dindices " quant à la diligence
employée pour prouver lexistence et le contenu de ses contrats.
Comme nous le disions en introduction, le droit
est une histoire et chaque pays à la sienne. Nul doute que les liens culturels qui
unissent France et Québec se matérialisent également sur le plan juridique. Or, étant
donné le faible recul que la modernité informatique nous laisse, il est assurément
intéressant de savoir comment sorganise les autres, surtout quand des ressemblances
apparaissent. Lintérêt se manifeste aussi par le fait que le C.c.Q. est la
première tentative civiliste significative dappréhender véritablement la
nouveauté électronique.
V. G.
Notes
*Agent de recherche (CRDP), Docteur en
droit (Université de Montréal). Le sujet de thèse sintitule
" Lencadrement juridique du contrat électronique
international ".
1. 2811 C.c.Q. : " La preuve
dun acte juridique ou dun fait peut être établie par écrit, par
témoignage, par présomption, par aveu ou par la présentation dun élément
matériel, conformément aux règles énoncées dans le présent livre et de la manière
indiquée par le Code de procédure civile ou par quelque autre loi. "
2. Francine CHAMPIGNY,
" Linscription informatisée en droit de la preuve
québécois ", dans BARREAU DU QUÉBEC, Développements récents en droit de
la preuve et de la procédure civile, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1996, p. 1.
3. Voir larticle 6 de la Loi-type de la
CNUDCI sur le commerce électronique. Pour une description de la notion déquivalent
fonctionnel, voir Éric A. CAPRIOLI et Renaud SORIEUL, " Le commerce international
électronique : vers lémergence de règles juridiques transnationales ",
(1997) 2 Journal de droit international 323, aux pages 380 et suivantes.
4. Même sil sagit de droit
français, voir Jérôme HUET, " Aspects juridiques de lEDI, Échange de
Données Informatisées (Electronic Data Interchange) ", (1991) Sirey-Dalloz
181, 185. Évoquant la question de lassimilation entre le " message EDI "
et l" écrit ", lauteur affirme : " cette affirmation
est inexacte : car des données électroniques, généralement modifiables à volonté
et sans laisser de traces étant donné le support sur lequel elles sont inscrites ou
transmises, nont pas la même nature que les documents écrits. Elle est nuisible,
de surcroît, car il existe des règles attachées à la preuve par écrit (par exemple
linterdiction de prouver outre ou contre un écrit, en droit français), dues à sa
spécificité, et qui, de toute évidence, seraient malvenues à être appliquées à des
documents électroniques. Enfin, elle est inutile : car la communication entre
ordinateurs laisse place à bien dautres moyens de donner une certaine sécurité
aux échanges entre partenaires de lEDI. (...). Ainsi, pour tentante quelle
soit lorsque lon cherche à se rassurer (et se raccrocher au passé donne souvent
limpression dy parvenir), une telle assimilation entre le message de type EDI
et le message de type écrit ne saurait être quune erreur grossière. "
(Laccent a été ajouté par nos soins).
5. Léo DUCHARME, " Le nouveau droit de
la preuve en matières civiles selon le Code civil du Québec ", (1992)
23-1 Revue générale de droit 5.
6. Id., 37.
7. Voir les articles 2860 et suivants C.c.Q.
8. Pierre TRUDEL, Guy LEFEBVRE et Serge PARISIEN,
La preuve et la signature dans les échanges de documents informatisés au Québec,
Québec, Publications du Québec, 1993, pp. 21-24. Cette position
semble être la même dans Jean-Claude ROYER, La preuve civile, 2e éd.,
Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1995, p. 225.
9. P. TRUDEL, G. LEFEBVRE et S. PARISIEN, op.
cit., note 8, pp. 44-50.
10. Benoît TROTIER, " Larchivage des
documents sous forme électronique : aspects pratiques et légaux ", dans
BARREAU DU QUÉBEC, Congrès annuel du Barreau du Québec (1997), Montréal,
Barreau du Québec, 1997, p. 781, à la page 789.
11. Larticle 11 de la Convention de Vienne
de 1980 relative aux Contrats de ventes internationales de marchandises prévoit que :
" Le contrat de vente na pas à être conclu ni constaté par écrit et
nest soumis à aucune autre condition de forme. Il peut être prouvé par tous
moyens, y compris par témoins. "
12. Deux auteurs doivent être cités pour avoir
les premiers compris limportance de la forme électronique des contrats. Jérôme
Huet, dans Jérôme HUET et Herbert MAISL, Droit de linformatique et des
télécommunications, Paris, Litec, 1989, p. 660, fut le précurseur sur la question.
On peut y lire : " la disparition progressive de lutilisation du support
papier, pour la conservation de documents ou leur transmission, constitue un changement
aux répercussions considérables. (...). Tout cela ne pourra quentraîner
dimportantes modifications de nos habitudes. Et celles qui seront à prendre devront
être modelées juridiquement de manière, précisément, à ce quune sécurité
suffisante en résulte. Et lune des solutions sera, souvent, de substituer un
véritable formalisme électronique aux exigences, passées, de la preuve et du formalisme
classique. "
13. Beaucoup de développements sur la question
ont été effectués en droit allemand. Voir notamment, relativement à ces recherches,
Jean MAILLET, La théorie du Schuld et du Haftung en droit romain, Thèse
française, Paris, 1944. E. A. POPA, Les notions de (Debitum) "Schuld " et
(obligatio) " Haftung " et leur application en droit français moderne,
Thèse française, Paris, 1935.
14. Notons que dans le droit contemporain,
conformément à la vision classique des contrats, limportance relativement récente
de la volonté dans le contrat (et que nous avons critiqué dun point de vue
théorique, Vincent GAUTRAIS, " Une approche théorique des contrats : une
vision appliquée au contrat EDI ", (1996) 32 Cahiers de droit 121), a eu
pour effet de ne plus prendre en compte cette distinction. Une osmose pouvait être
constatée.
15. Vincent GAUTRAIS, Guy LEFEBVRE et Karim
BENYEKHLEF, " Droit du commerce électronique et normes
applicables : la notion de lex electronica ", (1997) Revue de droit des
affaires internationales 547.
16. Fathi A. ABDALLA, Aspects nouveaux du formalisme
dans les contrats civils, Le Caire, Publication de lUniversité du Caire à
Khartoum, 1974, p. 524, évoque la notion de " Unenforceable Contract " que
lon retrouve en droit anglais.
17. Conformément à lexpression
mentionnée dans les articles 2837 et 2838 C.c.Q.
18. On peut par exemple mettre sur pied au sein
dune entreprise un code de conduite quant à réception et à lenvoi des
données contractuelles. En cas de litige, outre le fait dexaminer la
raisonnabilité de ces règles, le fait de prouver que lacte a été conclu en
conformité avec celles-ci, constitue une assurance supplémentaire au respect dun
" process ".
19. Larticle 803 (6) F.R.E.
dispose : " A memorandum, report, record or data compilation, in any form, of acts,
events, conditions, opinions, or diagnoses, made at or near the time by, or from
information transmitted by, a person with knowledge, if kept in the course of a regularly
conducted business activity, and if it was the regular practice of that business activity
to make the memorandum, report, record, or data compilation, all as shown by the testimony
of the costudian or other qualifies witness, unless the sources of information or the
method or circumstances of preparation indicate lack of trustworthiness. (...). "