Cyberculture : mythe ou réalité ?
Bertrand Salvas
Vous
avez certainement déjà entendu l'expression "cyberculture". Peut être
avez-vous aussi entendu parler de "cyberpunk", de "netizens", de
"village virtuel", de "Netiquette" ou autres expressions du même cru.
Dapparence innocente, ces mots suggèrent l'existence d'un monde à part, d'un
cyber-espace indépendant, d'une culture auto-générée voire d'une société virtuelle
distincte (attention, terrain glissant...) hors de portée des lois et règlements en
vigueur. Internet serait-il donc un réseau anarchiste, la plus récente incarnation du
diable après l'état bolchévique ? D'où vient donc cette conception ?
À l'origine, principalement pendant les années
70-80, Internet ne constituait qu'un réseau marginal. Mis à part l'usage officiel qu'en
faisaient les gouvernements, il ne reliait que quelques universités. Utilisant une
interface qui nous apparaîtrait bien archaïque aujourdhui, il ne s'adressait pas
au grand public. Parmi ses premiers utilisateurs privés, on comptait principalement des
chercheurs et des étudiants profitant du réseau pour toutes sortes de fins, académiques
ou autres... Il ne faut donc pas s'étonner que l'accès à un moyen de communication
aussi puissant et original ait pu stimuler l'émergence d'un sentiment contestataire chez
certains de ces utilisateurs.
La publication de livres et l'apparition de revues dédiées au
Web naissant, en particulier la revue Wired, ont finalement contribué à cristalliser ce
mythe du cyber-espace, dernière frontière de l'homme libre. Mais qu'en est-il vraiment ?
"Cyberfolklore", ou "cyberéalité" ?
Il est acquis qu'Internet, en plus de fournir de nouveaux outils
de communication encore largement sous-estimés, génère déjà une culture originale,
sujet d'études en soi. Nous prenons à témoin l'existence de certains sites : le
musée des bannières publicitaires, le cimetière des sites désuets,
ou encore ceux qui lèvent le voile sur les canulars les plus célèbres circulant sur le
Web Hoaxkill ou Urbanlegends). Internet entre dans
les murs ! Il cesse ainsi de n'être qu'un outil technique pour devenir un
phénomène culturel.
Mais le Web fait également l'objet d'études
"sérieuses". Dans son édition de juin 1998, la revue First Monday nous
raconte l'expérience de M. Leonard Williams, professeur de sciences
politiques à North Manchester, Indiana, qui a eu l'idée de créer et donner un cours
universitaire sur la politique d'Internet.
Après avoir étudié l'utilisation et les impacts politiques du
réseau, une partie des travaux réalisés dans le cadre de ce cours a justement porté
sur l'étude du phénomène de "cyber-culture". L'idéologie qui soutient
qu'Internet constitue le fer de lance d'un certain mouvement libertaire universel émane
principalement des écrits de John Katz, et de la revue Wired à laquelle il collabore...
Il n'est pas étonnant que les étudiants de M. Williams aient été invités à étudier
les résultats du Digital
Citizen Survey, étude qui avait justement été commandée par Wired afin
d'analyser la société cybernétique et ses prétendus citoyens, ou "netizens".
Alors, vos conclusions M. Williams ? Cyberculture : mythe ou réalité ?
Mythe ! Ce pseudo-caractère "libertaire" du Web
serait, selon lui, de la pure fantaisie. Du moins, dans le contexte actuel. La théorie de
Katz sur le développement d'une cyberculture distincte et originale fondée par des
cyber-citoyens désenchantés de la politique et des médias traditionnels ne reposerait
plus sur des données tangibles et vérifiables. De plus en plus, le Web refléterait les
valeurs de la société traditionnelle, tant au point de vue économique que social, et ne
soutiendrait plus la théorie du développement d'une société "post-politique"
d'une cyberculture distincte.
Comment ne pas être en accord avec ces conclusions, surtout en
voyant le développement phénoménal d'Internet et son usage commercial grandissant ? Si,
aux premiers balbutiements du réseau, on pouvait soutenir que les quelques intellectuels
contestataires qui l'utilisaient étaient en mesure de lui insuffler une idéologie
originale et distincte, il est difficile de croire qu'une telle influence soit encore
possible aujourd'hui. Internet est maintenant un réseau surpeuplé qui ressemble plus à
un vaste centre commercial qu'à un salon de thé où se tiennent des discussions
politiques ou philosophiques. Comment en effet une telle idéologie pourrait-elle
convertir les flots de nouveaux internautes qui déferlent quotidiennement sur le réseau
pour y faire leurs emplettes, y accéder aux sites des gouvernements, corporations, partis
politiques et autres institutions officielles? (Et que dire des pages personnelles qui ne
servent qu'à publier des photographies de son bungalow, de sa tondeuse à gazon ou de son
chien ?) Ces usages du réseau peuvent difficilement être
qualifiés de contestataires. Ne devient-il pas difficile, sous cet angle, de soutenir
qu'il pourrait y avoir aujourd'hui 100 millions d'anarchistes sur le Web ?
Certains parleront de tentatives de récupération d'Internet
par la droite ou par la gauche... La vérité est, selon moi, beaucoup plus simple :
Internet n'est pas une société à part, un espace immatériel hors d'atteinte de nos
institutions. Internet est tout simplement un nouveau médium. Il permet aux hommes de
faire ce qu'ils ont toujours fait, à une plus grande échelle et avec plus d'efficacité.
Nallons donc pas croire qu'il s'agit d'un nouveau far-west à l'abri des
lois.
Cependant, il est vrai que la structure même du réseau, son
ouverture et son caractère supra-national, remettent en cause nos lois et leurs modes
d'application traditionnels. Le simple fait qu'une personne avertie
puisse contourner ses lois nationales en installant son site dans un autre pays, impose la
concertation entre les états pour assurer que les dispositions législatives et
réglementaires conservent toute leur efficacité. Internet vient amplifier
le vent de globalisation qui souffle sur l'humanité en cette fin de millénaire.
Là se trouve le vrai défi : l'adaptation de nos structures au
nouvel environnement issu de la révolution informatique. Prétendre découvrir et
légiférer un "espace nouveau", un cyber-espace prétendument sans loi, est un
faux problème.
B. S.
Réactions ?
bsalvas@colba.net
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Zone de
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