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Rubrique : professionnels / volume 1

Interview

Décembre 1998


 

Cryptographie : l'exception française

Interview de Maître Valérie Sédallian,

réalisée par Lionel Thoumyre, directeur de Juriscom.net

 


 

Dans son dernier article Maître Valérie Sédallian conclue : "Ne faudrait-il pas raisonner moins en terme de compromis qu’en terme de balance entre les inconvénients et les avantages que l’on pourrait tirer d’une réelle libéralisation de la réglementation de la cryptographie ? "

L.T. : Qu'entendez-vous par une "réelle libéralisation" ?

V.S. : La loi française du 27 juillet 1996 a été présentée comme une libéralisation, alors que si l'on analyse soigneusement les textes, on s'aperçoit qu'en pratique, rien n'est changé. La seule réelle nouveauté de la loi est la mise en place des tiers de confiance et, de mon point de vue, on ne peut pas considérer ceci comme une "libéralisation".

Par exemple, la loi indique que l'utilisation de procédés qui ne font que de l'authentification , sans confidentialité est libre (il s'agit de la signature numérique) . Certes, mais pour pouvoir utiliser ces procédés, il faut qu'ils soient commercialisés, donc qu'une entreprise ait déposé un dossier de déclaration en France. Or, sous l'ancienne loi, lorsqu'une entreprise déposait un dossier de déclaration pour fourniture en vue d'une utilisation générale, la déclaration était valable pour les utilisateurs. CQFD. Quant aux logiciels que l'on peut télécharger sur Internet, sauf si le SCSSI publiait une liste de ceux qui sont conformes à la loi française, comment voulez-vous par exemple que l'utilisateur moyen sache s'il utilise ou non plus de 2 puissance 40 sur un test d'arrêt simple (spécifications techniques d'un des décrets) ?

D'autres dispositions vont même dans le sens d'une aggravation : peines prévues par la loi aggravées , création de nouvelles incriminations par exemple.

 

L.T. : De quelle manière cette libéralisation permettrait d'équilibrer les inconvénients avec les avantages ?

V.S. : Il ne s'agit pas d'un équilibre, dans ce cas on parlerait de compromis, mais de considérer que les avantages de la libéralisation l'emportent sur ses inconvénients.

 

L.T. : Pourquoi le système des tiers de confiance est-il susceptible de rebuter, ou de gêner les entreprises françaises investies dans le commerce électronique (problèmes de fiabilité, de sécurité, et de coût...) ?

V.S. : Il existe un consensus pour reconnaître que le commerce électronique nécessite le recours à du chiffrement fort, en tout cas supérieur aux 40 bits autorisés aujourd'hui. Or, le dispositif français vise à ce que pour du chiffrement fort, les entreprises et les utilisateurs soient plus ou moins obligés de passer par le système de tiers de confiance. Le système a été critiqué par l'ART qui a rendu un avis réservé sur les projets de décrets et le rapport du Conseil d'Etat souligne les difficultés soulevées par le système.

Le système du tiers de confiance suppose le recours à une technologie spécifique (dites "propriétaire") qui risque de ne pas être toujours compatible avec les standards internationaux. Les produits commercialisés par les tiers de confiance sont forcément destinés au seul marché français (voir réponse à la question suivante). Le marché étant plus restreint et les contraintes de développement et d'exploitation très lourdes, ces produits sont plus coûteux.

 

L.T. : De quelle manière la France se marginalise-t-elle au niveau international ? Dans votre article, vous parlez notamment d'un système "franco-français"...  pourquoi ?

V.S. : Parce que la France est le seul pays au monde à avoir mis en place ce système. Cette singularité de la position française (terme employé par le Conseil d'Etat dans son rapport) a été soulignée par le Conseil d'Etat dans son récent rapport sur Internet. Il faut comprendre que ce type de produit est inadapté aux échanges internationaux, chaque état voulant se réserver l'accès aux clés privées de chiffrement dans un domaine (la sécurité nationale notamment) où il est peu réaliste d'envisager des accords internationaux.

Le Conseil d'Etat lui -même souligne que "il ne sera possible de conserver durablement un dispositif de tiers de séquestre, relativement contraignant pour les entreprises, que si la réglementation française parvient à
inspirer celle mise en œuvre par les autres pays développés
".

Au niveau communautaire, les produits de cryptographie sont une exception (avec des produits comme le nucléaire) au principe de libre circulation des produits et services. Mais cette situation pourrait changer avec le nouveau projet de règlement européen sur les biens à double usage (proposition de règlement du 15 mai 1998). Si ce règlement est adopté, la législation française devra être modifiée, au moins pour tenir compte de la législation communautaire en ce qui concerne les exportations intra-communautaires.

 

L.T. : La réglementation française nous désavantage-t-elle face aux pays nord-américains ?

V.S. : En Amérique du Nord et dans les autres pays européens, il n'existe pas de législation restreignant le libre usage et la fourniture de produits et logiciels. Seuls existent des contrôles à l'export, qui varient selon les pays. Les entreprises françaises, elles, se trouvent face à une législation qui réglemente non seulement l'exportation, mais également l'importation , la fourniture et l'utilisation de produits de cryptographie. Le décret 98-101 du 24 février 1998 réglemente même l'utilisation par un fournisseur de procédés de cryptographie à des fins de développement. Les entreprises ne peuvent donc pas librement commercialiser leurs produits.


Voir également sur Juriscom.net :

- Les apports des décrets du 25 février et 23 mars 1998 en matière de cryptographie
(Espace "Professionnels"), d'Alexandre Menais ;
- La crypto encore au fond du trou (Espace "Internautes"), de Lionel Thoumyre ;
- Analyse comparée des politiques nord-américaines en matière de cryptographie
(Espace "Professionnels"), de Lionel Thoumyre.

 

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