Par Alexandre
Braun
Etudiant en DESS "Droit de lentreprise de haute technologie",
Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
email : alexbraun@aol.com
Extrait de la décision
La
décision du 28 janvier 1999 marque la première prise de position dune juridiction
française sur le régime de la prescription des délits de presse lorsquils sont
commis sur l'Internet. Le TGI fait partir - aveuglément ?- le délai de prescription
de la date de mise en ligne de linformation. Au-delà du problème du point de
départ du délai, le jugement nous donne loccasion de nous interroger sur
ladéquation de la qualification dinfraction instantanée aux infractions de
presse lorsquelles sont commises sur lInternet.
Sil
y a une idée, au sujet du réseau Internet, qui fait désormais lunanimité chez
les juristes, cest quil ne sagit pas de la " zone de non
droit " dénoncée il y a quelques années par les médias. Mais, au-delà de la
pétition de principe, pour que les lois sappliquent effectivement sur le réseau,
il est nécessaire que les juges en comprennent le fonctionnement et ny apposent pas
mécaniquement des raisonnements inadaptés. Le jugement ici rapporté en est une parfaite
illustration.
Le chanteur Jean-Louis C, qui se
réclame de la mouvance " underground-trash " (littéralement
" souterrain-poubelle ") avait mis en ligne sur son site Web des
textes de chanson violemment racistes. Assigné devant la juridiction civile par
lUEJF (Union des Etudiants Juifs de France), il avait été relaxé pour des raisons
de procédure. Quelques mois plus tard, à linitiative du parquet et de plusieurs
associations antiracistes, il fut déféré devant la juridiction pénale pour de
nombreuses infractions de presse : injures publiques raciales, diffamation publique
raciale, provocation à la violence et à la haine, provocation non suivie deffets
à des atteintes à la vie et à lintégrité de la personne.
I. Lapplication
dune prescription pourtant doublement interrompue
A. Une étrange
conception du régime de la prescription sur le réseau
Le tribunal fonde la relaxe de
Jean-Louis C sur la prescription de laction publique. Force est de constater que les
textes litigieux avaient été mis en ligne plus de trois mois avant le déclenchement des
poursuites, ce qui constitue le délai de prescription en matière de délits de presse
(art. 65 de la Loi du 29 juillet 1881).
Mais il est de jurisprudence
constante quune nouvelle édition interrompt ce délai. (Crim, 27 avril 1982, Bulletin
criminel n°102). Dès lors, le tribunal devait, pour la première fois, définir ce
quest une nouvelle édition sur le réseau des réseaux. Sa position est pour le
moins surprenante :
" Il
napparaît pas que la simple adjonction dun nouveau nom de domaine sur un site
déjà existant puisse être assimilée à un changement de site, à plus forte raison de
lieu de stockage des informations, et donc de lorigine de leur diffusion, même si
laccès au site sen trouve facilité. Les règles relatives aux éditions
nouvelles en matière décrit ne trouvent donc pas à sappliquer ".
Le raisonnement a fortiori
- un changement de site Web supposerait un changement de lieu de stockage des informations
- révèle une grave confusion entre la signification même du mot site Web (un
ensemble de pages multimédia accessibles sur le Web) et ce que désigne un site dans le
langage courant, un lieu géographique.
Partant de ce postulat erroné,
de cette assimilation entre site et hébergement du site, les juges sont amenés à une
définition anecdotiquement trop extensive et fondamentalement trop restrictive du
changement de site. Anecdotiquement trop extensive, car il reste à démontrer quune
modification du lieu dhébergement implique un changement dédition : on
peut par exemple penser au cas des " sites miroirs " ,
dédoublement dun site stocké ailleurs destiné à parer à une éventuelle
défaillance technique du premier hébergeur ; et pour lesquels la qualification de
nouvelle édition serait farfelue. Fondamentalement trop restrictive, car elle conduit le
juge à écarter de nombreuses causes réelles dinterruption de la prescription.
B. Le changement
dadresse du site
Au cours de la procédure civile
qui lavait précédemment opposé à lUEJF, Jean-Louis C avait changé
ladresse de son site. Elle se présentait auparavant sous la forme dune
arborescence de la structure de son fournisseur dhébergement, altern :
http://altern.org/c*****
Visiblement en profond
désaccord avec altern, Jean-Louis C a entrepris de réserver un nom de domaine autonome.
Dès lors, ses pages étaient accessibles sur :
http://c*****.org
Cette adresse ayant été
activée moins de trois mois avant le déclenchement de la procédure pénale. Ce
changement dadresse constitue-t-il une nouvelle édition ? Le tribunal répond
par la négative, ce qui est en totale inadéquation avec la sociologie et
léconomie du réseau. Le nom de domaine, qui fait correspondre à ladresse
" IP " du site, en chiffre, une adresse en toute lettre, est à la
fois un élément de localisation et didentification primordiale. Un élément de
localisation, non pas physique mais informatique, en tant quil permet aux
internautes de retrouver le site recherché. Un élément didentification, la masse
contentieuse relative aux appropriations frauduleuses de noms de domaine en témoigne.
Le changement dadresse
suffirait donc à caractériser la nouvelle édition, mais il est conforté par une autre
donnée.
C. Les
modifications apportées au site
Le tribunal ne sest pas
prononcé (sinon implicitement) sur les conséquences attachées aux actualisations du
site. Concrètement, nombre de Webmasters (et cest le cas de Jean-Louis C)
apportent régulièrement de nombreuses et substantielles modifications à leurs site. En
loccurrence, il sagit principalement de mise en ligne de nouvelles chansons et
de dates de concerts.
La question est donc de savoir
sil faut conférer à chaque information un régime différent (faisant correspondre
la prescription de laction publique à raison de cette information à sa date
spécifique de mise en ligne) ou si lensemble du site Web est doté dun
régime homogène.
La logique commande de préférer
la seconde solution. En effet, un site Web est un ensemble homogène. Cela se traduit,
notamment, par lappartenance des pages à un même domaine (dont nous avons
précédemment vu limportance). Concrètement, chaque page a une adresse propre qui
est une arborescence de ladresse de la page principale, sous la forme
suivante :
http://nom-de-domaine/page1
De plus, la page principale
comporte généralement une mention du type " version n°x " ou
" dernière modification le ... ". Dans le cas du site de Jean-Louis C
cela se matérialise par la mention du mois et de lannée en cours. Cest la
meilleure manifestation de la volonté de lauteur de fondre chaque composante de son
site dans un tout cohérent.
Dès lors, il faut considérer
que le site Web est juridiquement un ensemble indivis. Partant, cest une édition
complète qui est renouvelée lors de chacune de ses actualisations, ce qui entraîne
linterruption de la prescription.
II. Linadéquation de la
qualification dinfraction instantanée aux infractions de presse lorsquelles
sont commises sur lInternet
Laction publique
nétait donc pas prescrite. Mais notre raisonnement se fondait sur le postulat,
choisi par le tribunal, que les délits de presse sont des infractions instantanées. Or,
sur lInternet, cette qualification pose dinextricable problèmes de preuve (A)
qui ne font que révéler un problème de fond (B).
A. Des
preuves introuvables
Le tribunal considère que " Le
non respect des obligations légales de déclaration ne saurait être assimilé à des
manuvres destinées à dissimuler au Ministère Public ainsi quaux tiers le
contenu dune publication répréhensible ". Si cet attendu est juste,
lobjet de la déclaration étant simplement de désigner le directeur de
publication, il est regrettable que le tribunal ne se soit pas interrogé plus avant sur
les problèmes de preuve et de dissimulation.
En premier lieu, on peut se
demander sur qui pèse la charge de la preuve de la date de mise en ligne. Appartient-il
au Ministère Public et aux parties civiles de démontrer que les poursuites ne sont pas
éteintes ? Elles seront impuissantes à démontrer autre chose que la date de
constatation du délit. Inversement, le délinquant ne pourra pas amener déléments
décisif à moins de sêtre pré-constitué une preuve.
Cette possibilité de
pré-constitution de preuve attire lattention sur un autre problème. En posant le
principe que " toute divulgation sur le réseau Internet a vocation à
toucher le plus large public ", le tribunal fournit paradoxalement un manuel
du parfait petit cyber-délinquant. A sen tenir au jugement du 28 janvier,
limpunité est en effet très simple à obtenir. Il suffit de mettre en ligne une
information à une date X, en sabstenant soigneusement de faire la moindre
publicité, le moindre échange de liens hyper-texte, le moindre référencement auprès
dun moteur de recherche pour ladresse de la page incriminée. En se
pré-constituant une preuve de la date de mise en ligne (par constat dhuissier ou
par inscription à un organisme de protection des droits dauteur), le concepteur du
site Web devra simplement attendre trois mois avant de générer du trafic sur son site.
Ainsi, faute de connaissance par les tiers du trouble occasionné, aucune poursuite ne
pourra être déclenché avant la prescription de laction publique.
Ce risque majeur pourrait être
contourné par les juges sils décidaient de retarder le point de départ de la
prescription jusquau moment ou linfraction est constatée ou pouvait
lêtre objectivement, comme cela a été fait pour labus de biens sociaux
(Crim, 7 décembre 1967, D, 1968, 617) ou labus de confiance (Crim, 10
décembre 1925, D, 1927, 79).
Mais cette méthode a
linconvénient dêtre quelque peu artificielle. Il vaudrait mieux entamer une
réflexion plus poussée sur la nature des délits de presse commis sur lInternet.
B. Les infractions de
presse sont continues lorsquelles sont commises sur lInternet
Traditionnellement, les
infractions de presse sont qualifiées dinfraction instantanées, cest à dire
quelles sexécutent en un trait de temps. Cest ce qui fonde le régime
de la prescription, qui court à partir de ce moment.
Cette qualification correspond
aux infractions de presse réalisées selon des modalités classiques. Lintention
délictueuse tient toute entière dans une déclaration diffamatoire faite à la radio ou
dans la mise sur le marché dun ouvrage injurieux.
En va-t-il de même
lorsquelles sont commises sur le réseau ? Il semble évident que, perpétrées
sur lInternet, les infractions de presse changent de nature. En effet,
lintention délictueuse sexprime à travers la mise en ligne de
linformation, et persiste à travers le maintien de linformation sur le site
Web. Nous sommes alors dans un cas de réitération constante de cette volonté après
lacte initiale. Cest précisément la définition de linfraction
continue retenue par Monsieur Bouloc (Droit pénal général, Dalloz, 1995, p.
188).
Ce changement de nature de
linfraction entraîne la modification du régime de la prescription, dont le délai
ne court pas tant que la volonté coupable sexprime. Le changement dans
lappréhension des délits commis sur lInternet serait donc conforme non
seulement à la logique mais aussi aux nécessités pratiques des poursuites. Elle
constituerait une première dans la mesure ou, à notre connaissance, jamais la
qualification dinfraction instantanée ou continue na dépendue des modalités
pratiques selon lesquelles elle a été commise, mais a toujours été unique pour chaque
incrimination. Espérons que le juge osera franchir le pas, ce quil aura bientôt
loccasion de faire puisque le ministère public comme les parties civiles ont
interjeté appel du jugement du 28 janvier 1999.
A. B.