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Rubrique : professionnels / volume 2
Mots clés : Commerce, électronique, distribution, sélective
Citation : Thibault VERBIEST, "Comment concilier la distribution sélective et Internet ?", Juriscom.net, 18 février 2000
Première publication : L'Écho, 17 février 2000


Comment concilier la distribution sélective et Internet ?

Par Maître Thibault Verbiest
Avocat au Barreau de Bruxelles

email : thibault.verbiest@skynet.be


Le commerce électronique connaît un développement exponentiel, et se présente de plus en plus comme l'outil de vente indispensable pour toute entreprise de pointe.

On ne compte plus, aux Etats-Unis, les pharmacies ou les parfumeurs en ligne : le Web permet au fabriquant et le cas échéant aux distributeurs et revendeurs d’internationaliser leur réseau à moindre coût, d'optimiser leurs bases de données, de simplifier et d'accélérer la démarche du client.

Ainsi, la complémentarité entre sites physiques et sites électroniques devient progressivement incontournable au fur et à mesure de la « virtualisation » de l’économie mondiale.

Toutefois, malgré ces avantages, le commerce électronique représente un danger pour les réseaux de distribution sélective, dans la mesure où ceux-ci, comme leur nom l'indique, visent à ne permettre la commercialisation des produits du promoteur de réseau que dans des conditions bien déterminées, selon des critères qualitatifs précis, et surtout de manière étanche.

Dans ces conditions, faut-il choisir entre un réseau traditionnel de distribution sélective et la vente en ligne ? Ou, au contraire, ces deux méthodes de vente sont-elles complémentaires ?

Dans l’affirmative, comment adapter les réseaux et les contrats de distribution actuels à cette nouvelle forme de vente ?

Caractère licite du réseau de distribution sélective

Face à une vente opérée par Internet dans le cadre d’un réseau de distribution sélective, la première question à se poser est celle du caractère licite du réseau au regard du principe de libre concurrence tel que consacré par le droit communautaire et le droit interne.

L'article 81 (ancien 85) du Traité instituant l'Union européenne interdit en effet "tout accord ayant pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence dans le marché unique".

En droit interne, ce principe est repris à l'article 2,§2 de la loi du 5 août 1991 sur la protection de la concurrence économique (telle que coordonnée par l'arrêté royal du 1er juillet 1999).

Toutefois, ces dispositions peuvent être déclarées inapplicables à tout accord de distribution sélective qui répond aux quatre conditions suivantes : il contribue à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique (i), tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte (ii), sans imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs, et sans donner à des entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d'éliminer la concurrence (iv).

Il est à noter à cet égard que la Commission européenne a pris plusieurs règlements relatifs à l'application de l'article 81§3 du Traité. Ces règlements ont été remplacés par le Règlement 2790/1999 du 12 décembre 1999, qui entrera en vigueur en juin 2000, et relatif à l'application du Traité à des catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées.

La Cour de justice des Communautés européennes a estimé que les systèmes de distribution sélective sont conformes à l'article 81§1 à condition que le choix des revendeurs s'opère en fonction de critères qualitatifs objectifs, relatifs à la qualification professionnelle du revendeur, de son personnel et de ses installations ; ces conditions doivent être fixées d'une manière uniforme à l'égard de tous les revendeurs potentiels et appliquées de façon non discriminatoire.

L'arrêt l'Oréal de la Cour de Justice précise à cet égard que "les accords qui instituent un système de distribution sélective influencent, en principe, la concurrence. Toutefois, certains produits ont des qualités telles qu'ils ne peuvent être offerts utilement au public sans l'intervention de distributeurs spécialisés".

La Commission et la Cour ont, à plusieurs reprises, rappelé que cette forme de distribution est réservée à certains produits "dont la qualité et le bon usage justifient un tel système".

C'est ainsi que la distribution sélective a, par exemple, été acceptée pour les produits de haute technicité (appareils photographiques , appareils électro-ménagers,…) ainsi que pour certaines marques de montres (par exemple, pour la marque Omega).

Comment concilier distribution sélective et Internet ?

A supposer le réseau de distribution sélective licite, dans quelle mesure un distributeur agréé sera-t-il contractuellement autorisé à offrir en vente via un site Web les produits faisant l’objet de l’accord de distribution ? A l’heure actuelle, il est en effet rare que les contrats liant les distributeurs au fabricant prévoient expressément la question, par exemple par une interdiction expresse de vente sur Internet.

Il convient d’opérer des distinctions :

1.- Le contrat prévoit une interdiction de vente par correspondance ou à distance

La vente par Internet peut être qualifiée de vente à distance dès lors que la conclusion du contrat s’opère en ligne.

Il n’est pas exceptionnel de voir dans certains contrats de distribution sélective une clause d’interdiction de la vente par correspondance ou à distance. Ces clauses ne sont pas restrictives de concurrence si la nature des produits justifie l’interdiction..

Ainsi, il serait justifié dans le chef d’un fabricant de parfums de luxe d’interdire la vente par correspondance ou par téléphone de ses produits dès lors que ces techniques de vente à distance ne permettent pas une mise en valeur des parfums et un conseil du client suffisants. Toutefois, en ira-t-il automatiquement de même avec un site Web, qui offrirait des possibilités nouvelles de visualisation et de sélection des produits ainsi que de conseils en ligne ? Il nous semble en effet qu’il serait réducteur d’assimiler sans nuance un site de commerce électronique à une technique de vente par correspondance ou à distance pour en justifier l’interdiction. Il conviendrait au contraire d’examiner, au cas par cas, dans quelle mesure le site peut s’adapter aux exigences contractuelles de commercialisation des produits faisant l’objet de l’accord de distribution sélective.

2.- Le contrat ne contient aucune interdiction particulière

Généralement, le contrat prévoit que le distributeur agréé doit distribuer les produits du fabricant dans un point de vente déterminé, répondant à toute une série de conditions de sécurité, de présentation des produits etc.

Dans ce cas, le promoteur de réseau pourrait-il interdire d’emblée la distribution par un revendeur agréé de ses produits via un site Web ? Le cas est loin d’être théorique : début 1999, la société Sephora, qui distribue des parfums et des cosmétiques de marque, a  dû renoncer à son site en France sous la pression des fabricants auxquels elle est liée par des accords de distribution sélective, et a récemment ouvert un nouveau site www.sephora.com, mais uniquement réservé aux résidents américains…

Il convient en premier lieu de rappeler que le principe de libre concurrence demeure la règle.  La distribution sélective, étant une exception à la règle, s'interprète de manière restrictive. C’est dans cette optique que le Tribunal de Première Instance des Communautés européennes, dans les affaires Yves Saint Laurent et Givenchy, a estimé qu’un système qui exclurait a priori certaines formes de distribution capables de vendre des produits dans des conditions satisfaisantes "aurait pour seul effet de protéger les formes de commerce existantes de la concurrence des nouveaux opérateurs et ne serait donc pas conforme à l'article 85§1 du traité". Dans le même sens, la Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 15 septembre 1993, a jugé que "le contrat de distribution sélective ne peut avoir pour objet ou pour effet d’exclure a priori une forme quelconque de distribution".

En outre, il convient d’ajouter que de nombreux contrats de distribution prévoient l'obligation, dans le chef du distributeur, de faire toute diligence pour développer les ventes. Ne pourrait-on alors considérer Internet comme un moyen supplémentaire de commercialisation susceptible de développer les ventes, dans l’intérêt commun du fabricant et du revendeur ?

C'est dans ce sens que s’est prononcé le Tribunal de Commerce de Pontoise dans une ordonnance de référé du 15 avril 1999, rendue dans l’affaire Fabre c/ Alain B.

Fabre, société de cosmétiques, entendait interdire à l’un de ses distributeurs de vendre ses produits sur le réseau Internet, au motif que le contrat de distribution ne prévoyait pas expressément la commercialisation en ligne des produits distribués. Le tribunal a toutefois estimé qu’en l’espèce, Internet "s'ajoute aux modalités traditionnelles mises en place par Monsieur Alain B. dans son officine et conformes aux exigences de la société Pierre Fabre Dermo-Cosmétiques relatives à la matérialité du lieu de vente."

Une analogie peut être faite à cet égard avec l’affaire Norwich Union c/ Peytureau jugée le 12 mai1999 par le Tribunal de Grande Instance de Bordeaux. Dans cette affaire, un agent d’assurance de la société Norwich Union avait créé un site personnel sous le nom de domaine " norwich-union-france.com ". La société Norwich Union demandait qu’il soit mis fin à son exploitation au motif qu’elle n’aurait pas consenti à sa mise en ligne et qu’il existerait un risque de "confusion dans l'esprit du public qui peut croire à un site établi par elle-même ou sous son contrôle".

Le Tribunal de grande instance de Bordeaux a rejeté la demande au motif notamment que "(…) force est de constater que ce site n'est à l'origine d'aucun préjudice pour Norwich Union. Il est en effet totalement consacré à la promotion des produits de Norwich Union et destiné à en développer les ventes."

Toutefois, dans l’affaire précitée Fabre c/ Alain B. , la Cour d'Appel de Versailles a infirmé l'ordonnance, au motif que la vente des produits par Internet n'était pas compatible avec les conditions générales du contrat : "(…) il n’est pas contesté que le distributeur s’engage à ne délivrer les produits que dans un point de vente répondant à des conditions correspondant à la technicité et à l’image de santé et de sécurité des produits et que le lieu de vente doit matériellement être constitué d’une surface nettement individualisée et isolée dont la superficie doit permettre au distributeur agréé d’offrir, outre un agencement spécifique susceptible de recevoir la totalité des référencements de la marque, un emplacement suffisant pour que le consommateur puisse y visualiser les produits dans les meilleures conditions sur les plans esthétiques et informatifs ; (…) qu’il est en outre exigé, pour assurer la qualité des réponses aux questions que pourraient poser les clients, qu’un diplômé en pharmacie soit attaché au point de vente ; (…) la commercialisation sur Internet ne permet pas d’obtenir les mêmes résultats ; que les conseils ne peuvent être donnés immédiatement, mais nécessitent un délai de réponse ; qu’ils ne peuvent être donnés que sur les indications du client, sans qu’il soit praticable de demander à ce dernier les précisions nécessaires pour apprécier ses besoins réels ; que le contact avec le vendeur n’est pas personnel, mais passe par le truchement des images fixes d’un écran d’ordinateur ; qu’en l’espèce, le site présente les produits par leurs marques et leurs descriptions, sans qu’apparaisse la moindre recherche esthétique ; qu’aucune vitrine " virtuelle " n’est mise en place ; que l’aspect visuel du produit et de son emballage n’apparaît pas".

Toutefois, la Cour n’a pas exclu que "dans l’avenir, ce nouveau mode de distribution puisse s’intégrer dans un réseau de distribution sélective, avec des critères de qualité à définir".

En effet, si aujourd'hui certains produits requièrent un lien "physique" avec le consommateur (par exemple des parfums de luxe), il n'est pas exclu que la technique permette une distribution en ligne dans des conditions acceptables pour le fabricant : conseils personnalisés en direct, à la demande du client, par l’intermédiaire de webcams (caméras numériques reliées au réseau et vendues aujourd’hui à des prix abordables pour le plus grand nombre), utilisation de hardwares permettant de reproduire à distance les senteurs (technique déjà développée par Microsoft), présentation des produits en trois dimensions dans des vitrines virtuelles, etc…

Bien entendu, il conviendrait idéalement que l’exploitation d’un point de vente virtuel par un distributeur agréé fasse l’objet d’un avenant qui préciserait la manière de concilier les exigences de la distribution sélective avec la vente en ligne. Par exemple, une importance particulière devrait être apportée aux hyperliens unissant le site du distributeur à des sites de concurrents ou commercialisant des produits similaires mais de moindre qualité, de manière à ne pas déprécier l’image de marque du fabricant.

L'étanchéité du réseau et la tierce complicité du revendeur non agréé

Toute la structure d'un réseau de distribution sélective repose sur son étanchéité, qui vise à éviter l'approvisionnement de revendeurs non agréés.

La vente de produits faisant l’objet d’un système de distribution sélective par un distributeur non agrée n’est pas en soi illégale, dans la mesure où un réseau de distribution sélective déclaré licite ne crée pas d’obligations dans le chef des tiers au réseau. Toutefois, dans certains cas, il est possible d’admettre l’illicéité de la revente par un tiers dans le cas où le revendeur a commis un acte de tierce complicité lors de l’approvisionnement des produits, à savoir qu’il aurait, en pleine connaissance de cause, "concouru" à la violation  du contrat de distribution sélective par le distributeur agrée auprès duquel il se serait approvisionné.

Il peut s’avérer difficile pour un tiers au réseau de s'approvisionner "physiquement" en grande quantité auprès de distributeurs agréés, dans la mesure où ceux-ci seront souvent attentifs à ne pas engager leur responsabilité contractuelle vis-à-vis du promoteur du réseau en vendant à des distributeurs hors réseau. En revanche, l'achat épars et répété de petites quantités de produits par des revendeurs non agréés peut se faire plus aisément via le Web dans la mesure où un distributeur agréé, par exemple de parfums, ne sera pas toujours en mesure d’identifier avec certitude un acheteur dans le cas d’une transaction entièrement en ligne. 

Toutefois, la reconnaissance des signatures électroniques devrait apporter une solution à ce problème, suite à l’adoption de la Directive européenne du 13 décembre 1999, qui doit être transposée dans les législations des Etats membres au plus tard en juillet 2001. En effet, la transposition de cette directive permettra de conférer force probante aux signatures digitales, basées sur la technique de la cryptographie asymétrique, et combinées à des certificats émanant de prestataires de services de certification qui répondent aux conditions fixées par la Directive (voir à ce sujet notre article « Contrats en ligne, quelle valeur juridique ? », L’Echo du 8 décembre 1999, également disponible sur Juriscom.net). En recourant à cette technique, l’identification des acheteurs sera possible. En attendant, la vente en ligne sans autre identification que le simple remplissage d’un formulaire de commande et la saisie d’un numéro de carte de crédit sur une page Web, suivis d’une confirmation par e-mail, peut comporter des risques sur le plan de responsabilité contractuelle du distributeur agréé, dans l’hypothèse où le fabricant établirait que des livraisons répétées ont été effectuées à un acheteur qui serait en réalité un revendeur non agréé... 

Usage abusif de la marque par un revendeur non agréé et l'épuisement communautaire 

Selon l'arrêt Dior de la Cour de justice du 4 novembre 1997, un distributeur non agréé ne pourrait vendre les produits du promoteur du réseau dans un environnement de vente qui nuirait sérieusement à l'image du produit. Cette condition sera certainement d'autant plus impérieuse dans un environnement virtuel. Il ne pourrait non plus faire usage de marques de services de manière à faire croire au public qu'il fait partie du réseau de distribution sélective (notion de " bon usage " de la marque). Ainsi, le revendeur parallèle ne pourra utiliser sur la page d'accueil de son site Web que la marque verbale (la simple dénomination du produit ou service), et non le logo du promoteur du réseau, par exemple dans le cas de vente de véhicules de marque sur Internet. Par application de l'article 13 A 8 nouveau de la loi Benelux sur les marques, le droit exclusif n'implique pas le droit de s'opposer à l'usage de la marque pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans l'Union européenne sous cette marque par le titulaire de la marque ou avec son consentement, à moins que des motifs légitimes ne justifient que le titulaire de la marque s'oppose à la commercialisation ultérieure des produits, notamment lorsque l'état des produits est modifié ou altéré après leur mise dans le commerce (règle de l'épuisement communautaire). 

Selon l'arrêt Silhouette du 16 juillet 1998 de la Cour de Justice des Communautés européennes, le droit à la marque n'est pas épuisé par la mise dans le commerce hors Union européenne (et hors de l'Espace économique européen) des produits marqués par le titulaire de la marque ou avec son consentement. Autrement dit, le titulaire de la marque peut s'opposer aux importations parallèles faites sans son consentement en provenance de pays extérieurs à l'Espace économique européen. C'est également dans ce sens que s'est prononcé le tribunal de commerce de Termonde (Belgique) dans une ordonnance de référé du 22 janvier 1997. 

Le promoteur du réseau peut-il vendre ses produits sur Internet ? 

Grâce à Internet, les internautes peuvent négocier directement avec le fabricant, sans passer par des intermédiaires tels que les revendeurs agréés dans le cadre d'un réseau de distribution sélective. Le fabricant peut-il ouvrir un site Web et y vendre sans restriction, notamment géographique, ses produits, au risque d'empiéter sur ses distributeurs ? Deux thèses s'affrontent à cet égard. Selon la première, la distribution via le Web relève naturellement de la tête de réseau, de sorte que seul le fabricant serait habilitée à se la réserver contractuellement. Selon la seconde thèse, le fabricant est également responsable de l'étanchéité du réseau, dans la mesure où il est tenu de contrôler son fonctionnement et de garantir aux distributeurs agréés qu'il ne subiront pas la concurrence d'autres revendeurs situés en dehors du réseau. Ainsi, il devrait, tout comme les distributeurs agrées, veiller à ne pas alimenter des revendeurs non agréés en commercialisant sur le Web les produits de sa marque.

T.V.


Voir également sur Juriscom.net :

La distribution sélective à l'épreuve du commerce électronique (Espace "Professionnels"), de Yann Dietrich et Alexandre Menais.

 

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