@ccueil / actualité / jurisprudence / chroniques / internautes / professionnels / universitaires

Rubrique : professionnels / volume 2
Mots clés : liens, hypertextes, auteurs, responsabilités, opérateurs, fournisseurs
Citation :
Thibault VERBIEST, "Liens hypertextes : quels risques juridiques pour les opérateurs de sites web  ?", Juriscom.net, 9 mai 2000
Première publication : L'Écho, 20 avril 2000


Liens hypertextes  : quels risques juridiques pour les opérateurs de sites web  ?

Par Maître Thibault Verbiest
Avocat au Barreau de Bruxelles

email : thibault.verbiest@libert-mayerus.com



1.  Un lien hypertexte, ou hyperlien, est généralement représenté par un mot, un ensemble de mots, ou une image. Il permet par un simple clic d'accéder à une autre partie de la page Web consultée, une autre page du même site ou un autre site. C'est grâce aux liens hypertextes que "la Toile se tisse". En effet, sans les hyperliens, l'internaute serait incapable de surfer d'un site à l'autre au gré des informations consultées.

2.  Toutefois, les liens hypertextes, tout aussi indispensables soient-ils, posent de nombreuses questions juridiques. En particulier, est-il permis d'établir des liens avec un site sans autorisation de son propriétaire ?  Un opérateur d'un site qui établit un lien avec un autre site peut-il être tenu responsable de son contenu illégal ou préjudiciable ?

La licence implicite d’établir des liens hypertextes simples

3.  Il est généralement affirmé que tout opérateur de site web est censé avoir autorisé tacitement les autres opérateurs du réseau à établir un lien hypertexte simple avec les pages d'accueil de leurs sites, sous réserve d’atteintes spécifiques  à certains droits subjectifs (voir plus loin). Il n’en va toutefois pas de même avec les liens hypertextes profonds (« deep linking »), le framing ou l’inlining.

4.  Les liens profonds se distinguent des liens hypertextes simples en ce qu'ils renvoient à une page secondaire d’un site web (par exemple un article d'un journal en ligne) , et non à sa page d'accueil. L’« inlining » est un hyperlien qui permet d'insérer dans la page web d’origine une image provenant d’une autre page web. Quant au cadrage, ou « framing »,  il s'agit d'un hyperlien qui permet, sans quitter le site d’origine, d'insérer une page d'un autre site qui vient s'afficher dans un cadre de la page web d'origine. Celui qui établit de tels liens devra prouver qu’il a reçu l’autorisation du webmaster du site lié.

5.  Par ailleurs, selon certains, une mention sur le site indiquant que le webmaster s’oppose à ce que des hyperliens simples soient créés avec son site ne créerait aucune obligation dans le chef des tiers, et interviendrait tout au plus comme un facteur en vue d’apprécier la faute de celui qui a crée un lien causant un dommage. Cette opinion doit être nuancée : dans certains cas, une mention de ce type pourrait former contrat entre l'opérateur du site "lié" et l'opérateur du site "liant", notamment lorsque la consultation du site n'est autorisée qu'après acceptation de ses termes et conditions.

L’hyperlien contient un élément protégé par le droit d’auteur

6.  Dans le cas de liens hypertextes simples, le pointeur reprend généralement un mot ou une phrase du texte d’origine ou l’adresse URL du site lié. L’adresse URL n’est en principe pas protégée par le droit d’auteur, sous réserve de reprise d'un titre ou d'un slogan qui revêtirait une originalité suffisante.

7.  Il est intéressant de signaler à cet égard l’affaire The Shetland Times v. The Shetland News, à l’occasion de laquelle, par décision du 24 octobre 1996, un tribunal britannique saisi d’une action au provisoire a considéré qu’il y avait, prima facie, reproduction illicite de titres d’articles protégés, au motif que le site du Shetland News reprenait sur ses pages web des intitulés d’articles publiés sur le site du Shetland Times.

8.  En outre, l'hyperlien peut reprendre un logo ou une image protégée par le droit d'auteur. Il conviendra donc d'obtenir, le cas échéant, l'autorisation des titulaires de droits concernés.

L’inlining et le framing

9.  Dans le cas d'inlining ou de framing, l’adresse URL (indiquée dans la fenêtre de navigation du browser) de la page web d’origine demeure la même et l'internaute peut ne pas s'apercevoir que l'image ou la page chargée provient d'un autre site. Ce procédé est notamment employé pour aller puiser dans les bases de données d'un autre site.

10.  En pareille hypothèse, il y a copie temporaire susceptible de violer le droit d'auteur d'autrui (droits exclusifs de reproduction et de communication publique). En outre, le recours à ce type d’hyperliens est de nature à violer le droit moral d’intégrité de l’auteur, dans la mesure où l’auteur pourrait invoquer une dénaturation de son œuvre, au motif qu'elle est replacée dans un autre contexte (au sein du site web « liant »).

11.  L’inlining et le framing sont également susceptibles d’être sanctionnés sur la base de l’article 93 de la loi du 14 juillet 1991 sur les pratiques du commerce et protection du consommateur. En effet, ces liens risquent de détourner une partie du trafic du site et de le priver ainsi  de revenus publicitaires, généralement calculés sur le nombre de hits enregistrés sur la page d’accueil.

12.  Dans l'affaire Total News v. Washington Post, un tribunal américain a eu l’occasion de condamner cette pratique. Le site Total News contenait une compilation de liens renvoyant notamment à des sites de journaux tels que le Washington Post, le Wall Street Journal ou le Time Magazine. Les articles publiés sur les sites de ces journaux étaient insérés dans une fenêtre au sein du site de Total News. Le Washington Post et six autres sociétés éditrices des journaux en ligne ont assigné Total News en justice en invoquant la violation du copyright qu’ils détenaient sur les articles repris dans les fenêtres de Total News. Ils invoquaient également l’atteinte à la marque, la dilution de la marque ainsi que la "misappropriation", à savoir l’existence d’un comportement parasitaire, dans la mesure où Total News se contentait de republier les articles d’autres sites dans le but d’attirer sur son site leurs "lecteurs" et annonceurs. Une transaction est intervenue entre les parties en juin 1997, aux termes de laquelle Total News renonce à encadrer les sites des journaux en ligne, tout en conservant le droit d’établir des liens hypertextes simples vers ces sites, à condition d’utiliser les noms des sites liés en toutes lettres et sans utilisation de leurs logos.

Le deep linking

13.  Le deep linking n’est pas illégal en soi. En effet, la licéité du recours au deep linking dépendra des faits de la cause, et notamment de  la nature, de l'importance et de la configuration du site lié.

14.  Ainsi, établir un lien vers une page personnelle située sur un serveur qui héberge gratuitement des dizaines de milliers de sites personnels serait parfaitement compréhensible. Les hébergeurs gratuits s’octroient d’ailleurs souvent le droit contractuel d’afficher des bannières publicitaires ou des liens hypertextes renvoyant à ces bannières sur les pages personnelles qu’ils hébergent.

15.  En revanche, d’autres situations pourront s’avérer litigieuses. Le cas le plus éloquent est probablement celui des sites qui compilent des liens hypertextes renvoyant à des articles publiés dans les journaux en ligne, sans passer par la page d’accueil de ceux-ci, et sans autorisation des éditeurs concernés. Dans la mesure où des bannières publicitaires sont affichées sur la page d’accueil, une telle pratique devrait pouvoir être qualifiée de contraire aux usages honnêtes en matière commerciale et faire l’objet d’un ordre de cessation commerciale. En outre, de telles compilations sont de nature à violer le droit moral des auteurs des articles liés, ainsi qu'il a déjà été exposé.

16.  Des litiges en matière de deep lining ont éclaté aux Etats-Unis. Ainsi, dans l'affaire Ticketmaster v. Microsoft, Ticketmaster allèguait le fait que les «liens profonds» créés par Microsoft avec son site étaient notamment constitutifs d’un acte de concurrence parasitaire (« misappropriation »). Les parties ont finalement transigé.

17.  Un autre litige a opposé le moteur de recherche News index (www.newsindex.com) et le Sunday Times. News Index exploite un robot qui explore deux fois par jour plus de 200 sites de quotidiens “en ligne” à travers le monde. Pendant 24 heures, il stocke dans sa base de données le titre et le premier paragraphe des articles indexés, qui s’affichent à l’écran lorsqu’une requête par mot-clef est introduite. En outre, l’utilisateur, s’il souhaite avoir accès à l’article in extenso, peut “cliquer” sur un lien hypertexte y renvoyant directement, sans passer par la page d’accueil du site indexé.   En décembre 1997, le Sunday Times a menacé d’intenter un procès contre News Index pour violation de son copyright sur les titres et les extraits de ses articles repris dans la base de données, ainsi que pour concurrence parasitaire (“misappropiation of hot news”). Une transaction est également intervenue dans cette affaire.

Responsabilité civile et complicité pénale

18.  Est-on responsable du contenu des sites avec lesquels l'on décide d'établir un hyperlien ? Certains liens sont susceptibles de fonder une action en responsabilité extra-contractuelle (article 1382 du Code civil). Tel pourrait être le cas de liens créant des associations déshonorantes ou attentatoires à l’honneur.

19.  En Allemagne, par une décision du 12 mai 1998, un tribunal d’Hambourg a retenu la responsabilité délictuelle d'une personne au motif qu’elle avait établi une compilation d'hyperliens vers des informations disponibles en ligne et portant atteinte à l'honneur d'une autre personne. 

20.  La législation sur les pratiques du commerce est également susceptible de limiter le recours à certains types d’hyperliens simples, par exemple en cas de liens hypertextes induisant un dénigrement vis-à-vis d’un concurrent, une publicité mensongère ou une publicité comparative.

21.  La complicité pénale pourrait par ailleurs être retenue dans la mesure où, en établissant le lien, le responsable du site « liant » a sciemment encouragé la commission d’infractions, par exemple le téléchargement de fichiers MP3 illégaux, la propagation de thèses révisionnistes ou l’organisation de jeux de hasard prohibés via Internet.

22.  Des décisions ont déjà été rendues en la matière. Ainsi, l’IFPI, la fédération internationale de l'industrie phonographique, a porté plainte en Suède contre un étudiant de 17 ans qui proposait sur son site web des liens permettant d'aller copier des morceaux de musique comprimés au format MP3 sur d’autres sites. L’IFPI avait adressé en vain deux messages d’avertissement au « pirate » pour qu’il cesse ses activités. L'étudiant a été placé en détention préventive pour violation de la loi suédoise sur le droit d'auteur, et ensuite libéré par le tribunal de Skövde, au motif qu il ne stockait pas sur son site les fichiers MP3 litigieux, mais se bornait à fournir des liens qui renvoyaient vers eux. Toutefois, l'enseignement de cette décision est limité dans la mesure où le prévenu était poursuivi pour contrefaçon directe et non pour complicité de contrefaçon, inculpation qui aurait été probablement plus appropriée en l'espèce.

23.  Dans une autre affaire, qui s'est déroulée cette fois en Belgique, la même fédération a obtenu gain de cause. En effet, le 21 décembre 1999, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, le Tribunal de première instance d'Anvers, statuant en référé, a condamné un étudiant de 19 ans à fermer son site, qui comprenait plus 25.000 liens vers des fichiers MP3 illégaux. Le tribunal a considéré qu'"un hyperlien n'est pas simplement une note de bas de page et que "le défendeur a, sciemment et en pleine connaissance de cause, établi des liens vers des sites qui permettent de télécharger de manière illicite de la musique, c’est-à-dire sans payer les droits requis" (traduction libre).

24.  Dans une affaire précédente jugée en Belgique le 2 novembre 1999, le Tribunal de commerce de Bruxelles, saisi par l'IFPI, a condamné  Belgacom, en sa qualité d'hébergeur, à retirer de ses serveurs des liens hypertextes placés sur certaines pages personnelles hébergées au motif qu'ils renvoyaient à des fichiers MP3 illégaux ou présumés tels. Appel a été interjeté.

25.  Aux Etats-Unis, dans l'affaire Ticketmaster Corp. v. Tickets.com jugée le 27 mars 2000, la District Court fédérale de Los Angeles a décidé qu'un hyperlien ne pouvait en tant que tel violer le droit d'auteur d'autrui dans la mesure où son rôle ne serait pas fondamentalement différent de celui d'une "référence bibliographique", indiquant simplement où se trouve l'œuvre recherchée. Le site Ticketmaster accusait le site Tickets.com de contrefaçon, concurrence déloyale et publicité trompeuse, au motif que Tickets.com, qui vend des tickets et billets en tous genres, avait établi des hyperliens vers des pages du site de Ticketmaster qui offraient des tickets indisponibles sur le site de Tickets.com.

26.  Dans une autre affaire américaine, la Cour supérieure de Califormie a refusé, par décision du 20 janvier 2000, d'ordonner l'interdiction de placer des liens hypertextes renvoyant à des sites qui diffusaient des éléments protégés (code source de clés de décryptage pour la protection de DVD) au motif qu'un opérateur de site ne peut être tenu responsable du contenu des sites auxquels il renvoie par lien hypertexte.

27.  Toutefois, dans une ordonnance de référé (preliminary injunction) du 6 décembre 1999, un tribunal fédéral de l'Utah a enjoint une association sans but lucratif (Utah Lighthouse Ministry) de cesser de "poster" sur son site des e-mails indiquant les sites où pouvaient être lues des copies pirates d'un ouvrage de L'Eglise de Jésus Christ. En effet, celle-ci affirmait que la mise en ligne des adresses de ces sites "pirates" constituait un acte de complicité de contrefaçon (contributory infringement) de son ouvrage.  

Vers une réglementation ?

28.  La jurisprudence étant divisée sur la problématique fondamentale de la responsabilité des "fournisseurs" de liens hypertextes, il conviendrait d'envisager sérieusement une réglementation européenne en la matière, à l'instar de la responsabilité des fournisseurs d'accès et d'hébergement visée par la  directive sur le commerce électronique. Les instances européennes en sont d'ailleurs parfaitement conscientes puisqu'un article de la proposition prévoit que la Commission devra présenter dans un délai qui reste à définir un rapport sur la nécessiter de réglementer notamment la responsabilité des fournisseurs de liens hypertextes.

29.  Il est intéressant de relever à cet égard que les Etats-Unis ont une législation fédérale (Digital Millenium Copyright Act)  depuis octobre 1998 qui traite notamment de la responsabilité en matière de liens hypertextes, mais limitée aux actes de contrefaçon.

30.  Cette loi prévoit ainsi que le fournisseur d'hyperliens sera exonéré de toute responsabilité dans la mesure où :

-  il n'a pas connaissance du caractère contrefaisant de l’information à laquelle il renvoie par lien hypertexte ;

-  il retire rapidement l'hyperlien renvoyant aux informations contrefaisantes dès qu’il est informé de leur existence ;

-  il ne perçoit pas une rémunération provenant directement de l’activité contrefaisante, lorsqu'il a le droit et la possibilité de contrôler cette activité.

En outre, dès réception d’une notification effectuée par le titulaire du droit d’auteur selon des formes précises prévues par la loi, le fournisseur du lien doit agir avec diligence pour retirer ou empêcher l’accès à l’information contrefaisante.

T.V.


Voir également sur Juriscom.net :

Liens hors-la-loi (Espace "Internautes"), de Lionel Thoumyre.

 

Juriscom.net est une revue juridique créée et éditée par Lionel Thoumyre
Copyright © 1997-2001 Juriscom.net / Copyright © 2000 LexUM