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Rubrique : professionnels / volume 2
Mots clés : ICANN, résolution, conflits, noms, domaine
Citation : Pierre-Emmanuel MOYSE, "La force obligatoire des sentences arbitrales rendues en matière de noms de domaine", Juriscom.net, 10 octobre 2000
Première publication : Juriscom.net


La force obligatoire des sentences arbitrales rendues en matière de noms de domaine

Par Maître Pierre-Emmanuel Moyse[1]
Avocat, Léger-Robic-Richard, Montréal

email : moyse@robic.com


Résumé

Colmatée temporairement par le mécanisme d’arbitrage de l'ICANN, une nouvelle brèche vient d'être réouverte par la décision Weber dans le système de résolution des conflits relativement aux noms de domaine.


1. Dans la première décision de ce genre – Weber-Stephen Products Co. v. Armitage Hardware and Building Supply, Inc.[2], No. 00 C 1738 - la Cour fédérale du district Nord de l'Illinois a décidé le 3 mai 2000 que les sentences arbitrales rendues dans le cadre de la procédure d’arbitrage de noms de domaine n’ont pas de force obligatoire dans l'ordre judiciaire américain. La demanderesse, fabricante de B-B-Q, poursuit plusieurs compagnies de distribution dont certaines offraient ses produits via Internet. L'une d'entre elles, Armitage Hardware & Building Supply Inc., avait enregistré le nom de domaine <webgrills.com> pour développer son activité de vente à distance. Comme il est désormais coutume dans ce genre de situation, la demanderesse fait grief à Armitage d’utiliser sa marque de commerce enregistrée WEBER sans son autorisation pour promouvoir et distribuer ses propres produits.

2. La demanderesse introduit d'abord une plainte devant le centre d'arbitrage de l'OMPI en vertu de la récente politique de règlement des différends adoptée par ICANN (www.icann.org) le 26 août 1999. Simultanément, soucieuse de conserver un droit d'action devant les tribunaux judiciaires, elle institue une action en contrefaçon de marque. Dans le cadre de cette dernière, la défenderesse dépose une requête afin de faire déclarer non obligatoire la décision de l’OMPI qui pourrait éventuellement être rendue contre elle. La cour, sous la plume du juge Marvin E. Aspen, fera droit à sa demande et se déclarera non liée par les décisions rendues en application de la politique d’ICANN : "We conclude that this Court is not to be bound by the outcome of the ICANN administrative proceeding".

3. Cette décision soulève d'intéressantes questions qui sont loin à notre avis d'être de pures questions académiques.

4. En premier lieu et accessoirement à sa défense, la défenderesse conteste le fait qu'elle soit liée d'une quelconque manière par la procédure d'arbitrage. Il est vrai que les dispositions de la politique d'arbitrage de l'ICANN s'appliquent avec une légitimité contestable à la fois aux titulaires de noms de domaine et ce, de manière rétroactive, mais également au registraire des mêmes noms. Les termes de l’article 4a) ne peuvent être plus clairs :

"4. Mandatory Administrative Proceeding.

 

This Paragraph sets forth the type of disputes for which you[3] are required to submit to a mandatory administrative proceeding. These proceedings will be conducted before one of the administrative-dispute-resolution service providers listed at www.icann.org/udrp/approved-providers.htm (each, a "Provider").

 

Applicable Disputes. You are required to submit to a mandatory administrative proceeding in the event that a third party (a "complainant") asserts to the applicable Provider, in compliance with the Rules of Procedure, that

(i) your domain name is identical or confusingly similar to a trademark or service mark in which the complainant has rights; and

(ii) you have no rights or legitimate interests in respect of the domain name; and

(iii) your domain name has been registered and is being used in bad faith.

 

In the administrative proceeding, the complainant must prove that each of these three elements are present".

5. C'est donc unilatéralement et sous la forme d’un contrat d'adhésion que la clause compromissoire contenue au règlement d'arbitrage de ICANN a été imposée aux intéressés. Aucun d’eux, y compris dans le cas qui nous intéresse, la défenderesse a nullement consenti à ce qu’il en soit de la sorte. Si cette question a été passée sous silence jusqu'à maintenant, elle reste pendante ainsi une épée de Damoclès, menaçant la légitimité d’une compétence sui generis, acquise d’on ne sait trop de quel droit ou loi ; sans compter que ICANN est un organisme privé. A priori, la gestion des noms de domaine devrait relever des pouvoirs publics ou, au minimum, d'une instance publique internationale constituée en vertu d’un accord international.

6. De la même manière, on peut s'interroger sur la véritable nature de cette procédure dite « administrative » dans la mesure où il est expressément mentionné à l’article 4k) que l'institution d'une plainte devant l'un des centres d'arbitrage n'est pas exclusive d'une poursuite judiciaire. Cela étonne puisque l’on reconnaît, dans la plupart des systèmes juridiques, qu'une clause compromissoire a effet entre les parties et permet ainsi d’évincer, dans certains cas, la compétence des tribunaux judiciaires[4]. La politique de l'ICANN porte ici le flanc à critique puisque tout en rendant obligatoire cette procédure « administrative », elle désamorce ensuite le processus en refusant de lui accorder la force de chose jugée. Une sentence arbitrale dans ces circonstances ne sera jamais une décision finale mais bien une décision de nature quasi-judiciaire susceptible de révision par les tribunaux judiciaires. Avec presque un millier de sentences déjà rendues, tout centre d’arbitrage confondu, on peut s’attendre à un contentieux judiciaire important : la décision Weber vient donc peut-être de réouvrir une nouvelle brèche dans le système de résolution des conflits relativement aux noms de domaine, brèche colmatée pour un temps par le mécanisme d’arbitrage de ICANN.

7. C'est ainsi très justement que le Juge Marvin E. Aspen, qui écrit pour la Cour, conclut que "le langage de la politique suggère que les décisions rendues par les panels administratifs n'aient pas pour effet de lier la Cour fédérale" [notre traduction].

8. Le halo d'incertitude qui entoure la légitimité de ces mécanismes modernes de résolution de différends, mis en place par un organisme privé, voile également la décision du Juge Aspen. Ce dernier ne manque pas d’ajouter prudemment : "[w]e decline to determine the precise standard by which we would review the panel's decision, and what degree of deference [if any] we would give that decision. Neither the ICANN policy, nor its governing rules dictate to quote what weight should be given to a panel's decision ...".

9. Ce n'est pas la première fois que l'autorité de ces organisations privées apparues spontanément dans l'administration des noms de domaine a été remise en cause. On fait référence ici à l'organisme Network Solutions Inc., prédécesseur dans ses fonctions à ICANN, qui avait reçu mandat de la National Science Foundation d'administrer, au début des années 1990, l'enregistrement des noms de domaine. Alors que l'intérêt national et international avait dicté l'intervention législative dans les domaines des marques et de brevets dès le XVIième-XVIIIième siècle[5], il semble que la question des noms de domaine ait échappé définitivement aux autorités législatives – mais non au domaine judiciaire comme en témoigne l’affaire Weber. Dans une décision passée inaperçue, la cour d’appel du second circuit a eu à décider si le monopole de network solutions Inc. relativement au choix et à l’administration des noms de domaine générique de niveau supérieur (.com, .net, .org, .mil, .edu) était contraire aux dispositions du premier amendement de la Constitution américaine protégeant la liberté d’expression ainsi qu’aux lois américaines régissant la concurrence (Antitrust regulation). Dans cette affaire décidée le 21 janvier 2000, Name.Space, Inc. v. Network Solutions, Inc[6]., la demanderesse cherchait à commercialiser d’autres terminaisons, telles que .art, .bank, .zone, etc., et, ainsi, tentait d’obtenir des tribunaux judiciaires la décentralisation de l’allocation des noms de domaine. Cette action en position d’abus dominante a été rejetée principalement au motif que la société Network Solutions Inc, ayant reçu mandat d’une autorité étatique (National Science Foundation), bénéficiait d’une exemption qui l’autorisait à exercer un monopole. Le juge Katzmann pour la Cour écrit : "[…] we hold that NSI is entitled to implied conduct-based immunity with respect to its refusal to add new gTLDs (noms de domaine génériques de premier niveau tels que .com, .net, .org, nos commentaires) to the root zone file. […] [T]he conduct being challenged by Name.Space in this appeal was compelled by the explicit terms od NSI’s agreement with a government agency and by the governement’s policies regarding the proper administration of the DNS (Domain Name System, notre ajout)".

10. Cette solution vaudrait-elle à l’endroit de ICANN ? Certainement dans la mesure où différentes ententes ont été conclues dès 1998 avec le gouvernement américain afin que les activités déléguées à Network Solutions Inc. soient transférées à ICANN[7]. L’argument tiendrait donc certainement même si, il faut l’avouer, la compétence de ICANN dans un domaine qui relèverait plus du domaine public est pour le moins critiquable.

11. Ainsi, même si l'avènement d'un organisme privé international (ICANN) doit être salué, puisqu'il a permis de régulariser une situation qui n'était plus acceptable, il faut s’interroger sur sa véritable légitimité. L’utilité et l’efficacité du système d’arbitrage qui a pris corps dans le secteur privé sont en partie dues à l’élaboration de normes édictées par les acteurs principaux de l’industrie, qu’ils soient titulaires de marques de commerce, entreprises de télécommunication ou autre. Cette autorégulation favorise sans aucun doute une certaine conception de l’économie : environ 75 % des causes traitées en arbitrage sont décidées en faveur du demandeur[8].

P.-E.M.


Notes

[1] Avocat au sein du Groupe Léger-Robic-Richard, agents de brevets et de marques de commerce - 55 St-Jacques, Montréal (Québec) Canada H2Y 3X2 , tél. (514) 987-6242 - Fax  (514) 845-7874 - Courriel:  marion@robic.com. Cet article n’emporte que l’opinion de son auteur.

[2] La décision est accessible via le site officiel de la Cour fédérale du district nord de l’Illinois. <http://www.ilnd.uscourts.gov/JUDGE/opinions.htm>.

[3] Le terme “you” étant défini comme “the domain-name holder”.

[4] Voir notamment, les articles 2638 à 2642 du Code civil du Québec. L'article 1458 du Nouveau Code de Procédure Civil français dispose également que, dès lors qu'existe une convention d'arbitrage, les juridictions étatiques doivent se déclarer incompétentes si elles sont saisies. On notera la récente décision canadienne Rudder v. Microsoft Corporation, (1999) 2 C.P.R. (4th) 474 (Ont. Sup. Court) dans laquelle la Cour supérieure d’Ontario a jugé valide la clause d’attribution de compétence stipulée dans un contrat interactif. Par analogie, une clause compromissoire obéirait, dans ce contexte, au même régime contractuel que celui applicable à l’endroit d’une clause d’attribution de compétence.

[5] S. LAPOINTE, “L’histoire des brevets”, (2000) 12 Cahiers de propriété intellectuelle

[6] Voir le site de Name.Space, <http://www.name-space.com/law/>.

[8] Voir les statistiques de ICANN à cet effet, <http://www.icann.org/udrp/proceedings-stat.htm>.

 

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