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Rubrique : doctrine
Mots clés : régulation, conflit, compétence, juridictionnelle, loi, applicable
Citation : "Consultation internationale sur les implications de l'affaire Yahoo! Inc.", entrevues organisées par Lionel Thoumyre, Juriscom.net, janvier/février 2001

English version forthcoming


Les implications de l'affaire Yahoo! inc. : entrevue avec le professeur Yves Poullet

« C'est à l'aune de ses propres principes constitutionnels et du respect dû à la liberté d'expression dans un pays démocratique que l'État ou le juge interviendra de manière exceptionnelle »

Yves Poullet, doyen de la faculté de droit, directeur du Centre de recherches informatique et droit des Facultés universitaires notre dame de la Paix de Namur

Email : yves.poullet@fundp.ac.be

http://www.droit.fundp.ac.be/crid.htm


Le professeur Yves Poullet a choisi de répondre à notre consultation en composant l'article suivant : 

L’affaire Yahoo! Inc. ou la revanche du droit sur la technologie ?

1. Les prémisses : les arguments de Yahoo! Inc.

L’ordonnance du 20 novembre prononcée par le premier vice président du tribunal de Grande Instance de Paris Yahoo! Inc. confirme la première décision du 22 mai sur base du rapport de trois experts indépendants. Si cette ordonnance apparaît à première vue comme le défi de David, le petit juge français, à Goliath, la multinationale américaine, elle est à seconde lecture, la revanche du droit sur la technologie ou, pour être plus exact, la revendication de la prise en considération du droit dans le design des réseaux et des technologies qui en sous-tendent le fonctionnement.

Dans le monde traditionnel, nul commentateur n’aurait contesté le bien fondé d’une ordonnance d’interdiction de diffusion d’un tract nazi ou de l’offre d’un service d’acquisition d’objets nazis. La souveraineté des Etats, c’est-à-dire leur liberté de définir démocratiquement les valeurs essentielles de la société qui fondent l'existence de ces Etats eut sans nul doute justifié une telle décision.

Le fait d’Internet doit-il remettre en cause ce paradigme fondamental de nos sociétés, sous l’argument que le cyberespace remet en cause l’existence des frontières et que l’offre globale d’un service du Net ne peut s’arrêter aux multiples obstacles que pourraient représenter des conceptions nationales diverses ?

A ce premier argument, on ajoutera à la suite de Yahoo! Inc. que la mise en œuvre de toute restriction remet en cause la liberté d’expression de celui qui développe les services contestés sans enfreindre les lois de son propre Etat de résidence, en l'occurrence les Etats-Unis, en se fondant sur le sacro-saint amendement de la Constitution américaine consacrant la liberté d'expression. N’y a-t-il pas là conflit de souverainetés ? Et pourquoi en la matière préférer le droit de l’Etat où échoue occasionnellement un message à celui de l’Etat d’où il est émis et à destination des citoyens duquel il est en principe destiné ? Ainsi, dans la même ligne, peut-on reprocher aux casinos de Las Vegas d’accueillir dans le monde « off-line » des touristes français pour y pratiquer des jeux pourtant illicites, selon l’ordre public français ?

2. Où la technologie oblige à raisonner différemment : la spécificité d'Internet

Ce dernier argument considère implicitement les sites Web d’Internet comme une vaste bibliothèque publique vers laquelle les internautes se déplacent pour y consulter les livres de leurs choix. On sait que cette vision est totalement contraire à la réalité et que déjà, dans le domaine de la protection des consommateurs, on a mis en évidence les multiples techniques par lesquelles l’internaute a priori « profilé » est approché, flatté et bien souvent finalement piégé. Un tel raisonnement justifie le refus d’une application de la loi du pays d’établissement du site et l’application des lois d’ordre public du pays de l’internaute - consommateur.

Le même raisonnement prévaut ici. Dès sa première ordonnance, le juge français faisait remarquer que les sites de ventes aux enchères présentaient des bandeaux publicitaires en langue française lorsqu’un visiteur se connectait à partir d’un terminal sis en France. En particulier, l’existence d’un portail « Yahoo! France », passage fréquent des internautes français, était bien la preuve de cette identification a priori possible de l'origine française des demandes d'accès.

Sans doute cette particularité des services de la toile d’Internet permet précisément un marketing et une offre « one to one ». Elle interdit le raisonnement purement analogique fondé sur la comparaison avec le commerce traditionnel où le commerçant attend la visite du client étranger mais peut difficilement aller à sa rencontre. Sans doute, le raisonnement serait-il différent si le site Web n’avait pas procédé à l’utilisation des technologies de profilage et notamment au repérage de la nationalité et de la langue des internautes ! Sans doute aurait-on pu parler alors de démarche active de l’internaute, ce qui, sans exclure l’application des lois d’ordre public à cette activité de l'internaute français, aurait cependant permis de disculper le site resté totalement passif ?

Qu’importe en l’occurrence, les sites Yahoo! Inc. étaient loin d’être purement passifs ! Cette première constatation justifiait-elle pour autant l’application des règles d’ordre public d’un des pays de destination des services offerts par le site Web ? Yahoo! Inc. se défend de cette application en soulignant qu’elle se trouve dans l’impossibilité technique de bloquer l’accès aux sites litigieux pour les internautes français ! Avant d'analyser la pertinence du raisonnement de l'hébergeur américain, on notera :

  - que ce moyen de défense, s'il pouvait justifier l’irresponsabilité de Yahoo! Inc., ne remettait pas en cause le fait que le simple accès par un internaute sis en France à un site nazi, en d’autres termes sa simple visualisation, soit contraire à l’ordre public. On notera que cette seule assertion justifiait la première ordonnance du juge français à l’encontre de Yahoo! Inc. France qui obligeait cette dernière à la publication d’un avertissement mettant en garde l’internaute français contre le risque d’accès à des sites américains au contenu contraire à l’ordre public français et, dès lors, punissables par le droit pénal français.

- qu'à première vue, il y avait cependant quelque contradiction à opérer le repérage à des fins publicitaires de l’origine des internautes, ne serait-ce que par leur adresse TCP-IP et à nier la possibilité technique de bloquer l’accès à certaines pages ou certains sites.

Cette apparente contradiction, le juge devait la voir confirmée par les experts requis par son ordonnance de mars.

3. Où la technologie rend effectif le droit

La question posée aux experts était simple. Peut-on imaginer que Yahoo! Inc. puisse bloquer l’accès aux pages litigieuses de ses sites et ce pour les citoyens français ? A cette question, la réponse des trois experts est unanime : l’adressage IP des messages permet de connaître dans la plupart des cas l’origine française d’une demande d’accès. En effet, la plupart des demandes des internautes (+/_ 80%) transite par un fournisseur d’accès local. Celui-ci alloue de manière aléatoire et non permanente une adresse IP parmi les adresses qui sont réservées à ce fournisseur. Ainsi, l’adresse IP révèle, sauf quelques exceptions (passage par un fournisseur d’accès non local tel AOL, accès à travers un Internet dont le « gateway » est situé hors frontières, ou passage par un serveur d’anonymisation hors frontières), l’origine du message. Celle-ci peut donc être détectée automatiquement et déclencher le blocage d’accès aux pages jugées contraires à l’ordre public.

Le président du tribunal s’appuie donc sur la structure du Réseau pour donner force à son interdiction. C’est la technologie elle-même qui permet de rendre effectif le droit. Certes, l'effectivité n'est pas totale puisque les experts estiment à plus de 20% les demandes d'accès via Internet échappant à la règle. Qu'importe, l'effectivité d'une loi n'est jamais totale et d'autres mesures sans doute aux résultats plus aléatoires (ex. sur base des lois dites de criminalité informatique, ordonner la perquisition ou l'écoute de certains messages) peuvent être prises pour ces cas d'exception.

Peut-on, comme l’affirme Yahoo! Inc., s’abriter derrière le caractère extraterritorial de la mesure pour la contester ?

4. Vers de nouvelles dimensions de la souveraineté étatique

L’argument fondé sur le simple fait de l’effet extraterritorial de la mesure apparaît, à notre humble avis, insuffisant pour fonder le rejet de la décision française. En effet, nombre de réglementations propres à Internet autorise déjà des mesures ayant des effets extraterritoriaux. Ainsi, les codes australiens et de Singapore et sans doute d’autres pays obligent, en matière de "regulation" du contenu d’Internet, le blocage de l’accès à des sites étrangers présentant des contenus dommageables ou illicites pour les citoyens de leur pays. La fameuse législation américaine « COPPA » (Children’s On-line Privacy Protection Act) fait de même, en ce qui concerne des sites non américains, lorsque ceux-ci violent les requis légaux américains en matière de protection des données relatives à des mineurs.

Sans doute, et sur ce point Yahoo! Inc. n’a pas totalement tort, tous ces précédents visent des mesures à l’encontre d’opérateurs de services localisés dans le pays même et non directement un opérateur localisé à l’étranger. L'argument est d'autant plus pertinent que le juge français eût pu parvenir au même résultat sans franchir les frontières. Il lui suffisait de réclamer des fournisseurs d’accès localisés en France, le blocage des demandes d’accès aux pages litigieuses. C’est la voie que suggère l’article 25 de la Directive sur la protection de la vie privée qui exige que les Etats membres interdisent les flux transfrontières de données nominatives lorsque le pays destinataire d’un flux n’assure pas une protection adéquate.

Ces mesures apparaissent l’expression même de la souveraineté des Etats. Sans doute, la notion de souveraineté est-elle à repenser à l'heure du cyberespace ? La souveraineté est une manifestation de liberté et d'indépendance par laquelle l'Etat impose la règle à ses nationaux et en exige le respect de la part des autres Etats. L'appartenance d'un individu à un Etat lui donne le droit de bénéficier d'une protection par son Etat des garanties et libertés constitutionnelles qui lui sont octroyées et lui impose certaines limites dictées par la considération que l'Etat peut avoir de valeurs essentielles qu'il entend faire respecter. Ces garanties et libertés de même que leurs limites ne peuvent être remises en cause du seul fait que les technologies de l'information et de la communication abolissent les frontières physiques. La souveraineté doit dès lors être envisagée comme l'obligation positive de l'Etat et de ses juges d'obtenir, y compris vis à vis des Etats étrangers et des opérateurs étrangers, le respect de telles valeurs dans leurs relations avec les personnes résidant sur son territoire. S'il y a risque d'invasion, celle-ci ne sera plus physique mais opérera à travers les réseaux comme l'a montré récemment le débat en Europe à propos des pratiques du réseau Echelon d'écoutes des messages satellitaires. Cette affirmation du principe de souveraineté ne justifie pas toute interdiction : c'est à l'aune de ses propres principes constitutionnels et du respect dû à la liberté d'expression dans un pays démocratique que l'Etat ou le juge interviendra de manière exceptionnelle.

Tout est-il dit avec cette justification de la position du juge français, contestée par Yahoo! Inc. devant les juridictions américaines ? La suite de l’affaire Yahoo! Inc. permet d’autres réflexions.

5. La suite de l'affaire Yahoo! Inc. : le droit est-il encore nécessaire ?

Pas moins d’un mois après la décision française, Yahoo! Inc. annonçait un revirement stratégique et affirmait haut et clair prendre des mesures pour interdire dorénavant parmi les sites qu'elle héberge la présence de sites ou de pages soit révisionnistes soit de promotion des idées «nazies». Il est piquant de constater que ce revirement qui suit celui du principal concurrent de Yahoo! Inc. : e-Bay n’est pas due à la décision jurisprudentielle française contestée devant les tribunaux mais à la pression des lobbies juifs américains.

Ainsi, la pression médiatique a-t-elle triomphé là où le droit en l’occurrence étranger avait quelque peine à s’imposer au pays dit de la libre expression. Cette constatation doit-elle amener le droit à se taire au motif que l’effectivité des solutions imposées par la pression publique des médias lui est supérieure ? L'autorégulation du marché n'est-elle pas à tout prendre préférable ? Nous ne le pensons pas.

Une telle solution risque d’amener des dérives bien plus dangereuses que celles que l’on peut craindre de la part des juges. Demain, il suffira que l’opinion estime que la liberté d’expression ne peut rimer avec pornographie, avec telle ou telle conviction religieuse pour que cette opinion au nom de l’autorégulation impose une censure bien plus dangereuse que celle mûrie par les juges à l’aune de principes constitutionnels éprouvés par la réflexion législative jurisprudentielle et doctrinale.

Mais là ne s’arrête pas l’intérêt de l’analyse du revirement de l’attitude de Yahoo! Inc. L'entreprise américaine a annoncé publiquement la mise en place, d’une part, de systèmes techniques de filtrage et de scanning et, d’autre part, de systèmes de « hot lines », destinés à repérer et à interdire l’accès à des sites dont le texte ou les images contiennent quelque allusion à des propos ou des emblèmes « de type nazi ». On s’étonnera de cette réaction de Yahoo! Inc., qui consacre un certain devoir de surveillance de l’hébergeur en ce qui concerne le contenu mis à disposition des internautes, au moment où les lobbies de la profession ont plaidé et convaincu les autorités en particulier européennes (cf. l’article 15 de la directive sur certains aspects juridiques du commerce électronique) de leur absence de responsabilité quant à toute surveillance générale des contenus qu’ils hébergent ou auxquels ils donnent accès. La mise sur pied par Yahoo! Inc. d’outils techniques de prévention en ce qui concerne des contenus dommageables ou illicites est une claire reconnaissance que la responsabilité des hébergeurs doit pouvoir être mise en cause lorsque de telles mesures techniques et organisationnelles (un système de hot line) ne sont pas prises en réaction à des décisions de tel ou tel contenu. Sans doute, il ne s’agit pas d’affirmer le devoir général de mise sur pied de telles mesures face à des contenus qui pourraient être jugés illicites, une telle conclusion aboutirait à une censure. Mais lorsqu’un type de contenu est déclaré illicite, ainsi en est-il des contenus nazis ou pédophiles, il s’agirait de permettre leur détection et, ceci étant fait, de déférer à un juge « public » – sans doute dans le cadre d’une procédure rapide – le soin de constater ou non le caractère illicite d’un contenu concret.

6. Droit - technologie - autorégulation, quelle alliance ? Que conclure de cette affaire Yahoo! Inc. ?

1. Le cyberespace n’est pas un espace sans lois. C’est le rôle des lois nationales et des juges en application de ces lois de rappeler au nom de valeurs, que la souveraineté nationale considère comme essentielles, les limites certes étroites mais réelles de la liberté d’expression ;

2. La décision « souveraine » d’un Etat peut trouver dans la technologie même un allié de manière à assurer l’effectivité de sa décision. Sans doute, cette effectivité n’est pas absolue mais n’est-ce pas le propre de toute règle de droit ?

3. L’existence d’une telle technologie révélée par l’attitude de Yahoo! Inc. remet en cause l’irresponsabilité des hébergeurs vis-à-vis des contenus auxquels ils donnent accès. C’est leur devoir de veiller – lorsqu’ils utilisent le nouveau média d’Internet pour promouvoir leurs produits ou services dans un marché national qui n’est pas le leur – à mettre en place ou simplement d’utiliser les outils technologiques existants qui garantiraient que ne soient pas mises en cause les valeurs essentielles de cet Etat.

Enfin, l'autorégulation nous paraît dans des domaines dits d'ordre public avoir ses limites. Ce n'est pas à des juges privés ni a fortiori à des opérateurs privés de juger de la contrariété ou non d'un contenu ou d'une pratique à des règles de fonctionnement jugées fondamentales par la Société mais à l'Etat et à ses juges d'apprécier une telle contrariété. S'il est bien une censure à craindre, elle n'est pas forcément à craindre du fait de l'Etat mais bien du fait d'opérateurs parfois trop sensibles à des opinions publiques et à la crainte de voir mises en cause leurs responsabilités. Sans doute, cette affirmation requiert-elle que l'Etat se dote de mécanismes rapides et efficaces de réponse à des dérives possibles comme celles à l'origine de l'affaire Yahoo! Inc.

Propos du professeur Yves Poullet recueillis par Lionel Thoumyre


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