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Rubrique : doctrine
Mots clés : régulation, conflit, compétence, juridictionnelle, loi, applicable
Citation : "Consultation internationale sur les implications de l'affaire Yahoo! Inc.", entrevues organisées par Lionel Thoumyre, Juriscom.net, janvier/février 2001

English version forthcoming


Les implications de l'affaire Yahoo! inc. : entrevue avec le professeur Pierre Trudel

« Les mesures de censure sont une mauvaise façon de réguler les conflits engendrés par la circulation de l’information »

Pierre Trudel, professeur à la Faculté de droit de l'Université de Montréal

Email : trudelp@droit.umontreal.ca


[Juriscom.net] Faut-il craindre que tous les juges des nations connectées se déclarent systématiquement compétents et appliquent leur droit local pour traiter des litiges impliquant des sites étrangers ? Quelles en seraient les incidences ?

[Pierre Trudel] Les juges de la plupart des pays ont tendance à se déclarer compétents lorsqu’ils ont à statuer sur un dommage ressenti dans leur territoire. C’est bien là tout l’enjeu soulevé par Internet. Les activités sont à la fois ici et ailleurs et pour un juge, décider de décliner juridiction, c’est admettre qu’on est sans moyens de faire cesser une activité notoirement illicite. 

Évidemment, les incidences de la généralisation de pareilles décisions sont importantes. Cela peut engendrer une certaine uniformatisation du droit : tout en se déclarant compétents, les juges décideraient de manière à ne pas causer d’imbroglio. Mais on peut aussi se demander si cela ne va pas accentuer une tendance à  revoir les règles de droit fondées sur le recours à la censure pour faire face aux périls sociaux.

Quelle portée peut-on accorder aux ordonnances françaises dans un contexte international ?

À l’égard d’Internet, les décisions rendues par les tribunaux des pays dominants comme la France et les États-Unis prennent souvent beaucoup d’importance. En raison du caractère planétaire du Réseau, les solutions appliquées dans une espèce peuvent être considérées comme relevantes dans d’autres pays.

Ne peut-on dire que le droit souffrirait d’un défaut d’effectivité ?

Il est de plus en plus apparent que le droit envisagé et appliqué suivant les paradigmes étatiste et positiviste connaît de plus en plus de problèmes d’effectivité. Il est en effet intéressant de relever que le rapport d’expertise demandé par le tribunal constate qu’il est techniquement possible de donner suite à l’ordonnance mais seulement à l’égard d’une certaine proportion des adresses IP (estimée à environ 70%).

Tout semble donc se passer comme si le droit étatique français se contentait d’un certain degré d’effectivité : ce qui compte, ce n’est pas tant le respect intégral de la règle de droit par tous les sujets, mais plutôt un niveau acceptable de conformité.

Il y a là l’indice d’un changement de paradigme : le droit n’est plus appliqué comme s’il devait sanctionner l’ensemble des comportements déviants mais vise plutôt à assurer un certain niveau, le plus faible possible, de “polluants informationnels”. À partir de principes ou en s’appuyant sur la volonté de préserver les droits fondamentaux ou les valeurs largement partagées au sein de la société, les États mettent en place des stratégies afin d’assurer ou de rétablir les équilibres. Si cette tendance devait se confirmer, il faudrait s’interroger sur l’opportunité et l’efficacité de recourir à des techniques de droit pénal pour lutter contre des propos qui sont jugés inacceptables. 

Dans les domaines comme Internet, caractérisés par un certain degré de complexité et voués à des mutations fréquentes, la régulation s’exprime souvent au moyen de règles plus ou moins formelles que l’on désigne parfois sous le vocable de “droit mou” (soft Law). Cette technique se caractérise par le haut niveau de discrétion laissé au débiteur de l’obligation pour atteindre des seuils ou des résultats. De plus en plus, le droit mou se manifeste par des textes énonçant des principes généraux. Dans ce type de textes, les acteurs conservent une importante marge d’appréciation à l’égard des moyens et stratégies permettant de mener aux résultats recherchés. L’État se cantonne à une supervision plus ou moins lointaine, se réservant la possibilité d’intervenir dans les situations nettement problématiques. Les techniques du droit pénal sont mal adaptées à ce genre d’approche.

La liberté d’expression consacrée par le premier amendement des États-Unis doit-elle être considérée comme une norme globalisante sur Internet ?

Il est certain que la conception de la liberté d’expression véhiculée par le premier amendement américain est loin d’être celle à laquelle adhèrent la plupart des autres États. Mais par effet de réverbération, la norme la moins portée sur la censure tend à s’imposer de facto dans les autres pays. Avec Internet, il demeure toujours possible qu’un contenu banni dans un territoire soit diffusé à partir des États-Unis, voire d’un paradis informationnel. Au surplus, il est irréaliste de penser qu’il suffirait de faire jouer les règles de coopération judiciaire internationale afin de faire cesser, à partir des États-Unis, une activité jugée illicite dans un autre pays.

Parce qu’il se présente comme un environnement difficile à contrôler par des mesures de censure, Internet appelle, pour la plupart des pays, une réflexion sur l’opportunité de recourir à la censure à des niveaux aussi considérables que ceux que montrent les systèmes juridiques de plusieurs pays.

Pour les pays dont les systèmes juridiques considèrent instinctivement le recours à la censure comme le remède à la plupart des conflits engendrés par la circulation de l’information, cela emporte l’obligation de revoir les approches, de s’interroger sur le coût qu’ils sont prêts à payer pour appliquer effectivement les mesures de censure. Dans certains cas, l’on en viendra à conclure qu’il existe des alternatives plus efficaces dans le combat contre les divers fléaux tels que le racisme ou l’apologie du nazisme.

Devrait-on prévoir des règles de conflits spécifiques pour résoudre les litiges nés sur l’Internet ?

C’est sans doute en privilégiant des modes de résolution de conflit prenant avantage des potentialités du Réseau que l’on pourra le plus efficacement gérer les litiges nés sur Internet. Certes, l’on peut convenir que le droit international privé recèle les ressources et concepts afin de résoudre les conflits nés sur Internet. La question demeure de savoir si les communautés juridiques des différents pays sont en mesure de mettre au point des approches qui procureraient des solutions rapides, justes et effectives à ces conflits.

Devrait-on considérer les informations qui circulent sur le Web comme appartenant à un espace situé en marge des frontières des nations connectées et devant répondre à des modes de régulations spécifiques ?

Malgré leur caractère séduisant, les revendications en faveur d’un régime juridique a-étatique qui régirait les informations circulant sur le Web se heurtent à plusieurs réalités pratiques qui les rendent utopiques.

Dans un même espace, il est difficile d’imaginer un cadre juridique tolérant un double régime pour les mêmes informations. Comment une règle étatique interdisant l’apologie du nazisme, par exemple, va-t-elle pouvoir conserver son effectivité si ce type de discours est admis à circuler sans entraves ou avec moins de risques dans le cyberespace ? 

En télescopant l’espace territorial des États et l’espace informationnel insensible aux frontières politiques, l’avènement du cyberespace pose, dans son entier, le défi de la régulation de l’information. Or, le droit est généralement construit sur des paradigmes postulant l’autonomie du territoire national et la capacité illimitée à proscrire, par la loi et les ordonnances judiciaires, tout discours qui est jugé abusif. Si le droit national n’arrive pas à trouver effectivement application, il connaîtra tôt ou tard, une crise de légitimité.

Une telle crise pourra se résoudre en optant pour d’autres techniques de régulation considérées plus efficaces ou encore par un glissement dans les attentes à l ‘égard de la règle de droit étatique. On pourra substituer une attente d’éradication totale  la règle vise à supprimer complètement certains discours à une attente de “recherche de niveaux acceptables”.

Un tel phénomène illustre à quel point il est difficile, pour un législateur national, de maintenir une règle de droit entravant la circulation de l’information qui est considérée comme inappropriée ou aisément contournable. C’est pourquoi il est prévisible que plusieurs États se rendent compte qu’il ne suffit plus de décréter qu’un contenu est détestable pour le censurer : il faut en plus être prêt à mettre le prix, de plus en plus élevé, afin de censurer effectivement.

Au cours de sa plaidoirie, Yahoo! Inc. alléguait que la mise en œuvre de moyens de filtrage compromettrait d’une certaine façon l’existence du réseau Internet, “ espace de liberté, peu réceptif aux tentative de contrôle et de restriction d’accès. ” Que pensez-vous de cette proposition ?

Cet argument est certes intéressant mais il est difficile d’imaginer que le juge national y donne suite. Cela équivaudrait à faire prévaloir les impératifs liés à l’existence du Réseau sur le droit national. 

Au surplus, l’argument est difficile à concilier avec les pratiques commerciales des acteurs dominants d’Internet.  Ces derniers ne semblent pas éprouver autant de difficultés lorsqu’il s’agit de “personnaliser” les contenus afin de “mieux servir” les internautes ! Ils ont su mettre en place différents outils d’analyse du trafic et des transactions afin de favoriser le développement d’activités commerciales rentables. Ce type de tentatives de contrôle et de restriction d’accès ne semble pas les avoir inquiétés outre mesure !  Alors pourquoi ne pourrait-on pas mettre en place les technologies nécessaires afin de rencontrer les obligations découlant des lois adoptées démocratiquement ?

Évidemment, cela ne règle pas la question de l’opportunité de mesures étatiques de censure. Personnellement, je considère que les mesures de censure sont une mauvaise façon de réguler les conflits engendrés par la circulation de l’information. Mais cela n’emporte pas, pour autant, l’obligation d’adhérer au dogme de l’impossibilité technique décrétée par certains groupes d’intérêt.

Quel degré de responsabilité les portails doivent-il assumer au Canada et, plus précisément, au Québec ? Comment le nouveau projet de loi concernant le cadre juridique des technologies de l'information, présenté à l’Assemblée Nationale le 14 novembre dernier, traite-il de ces questions ?

Au niveau du droit criminel, relevant au Canada de la juridiction du Parlement fédéral, il est à l’heure actuelle difficile de concevoir que les portails auraient une responsabilité criminelle. Le degré de contrôle exercé sur l’information paraît trop faible pour constituer le siège d’une intention ou d’une omission criminelle.

La question se pose différemment en matière de responsabilité civile. De façon générale, l’on observe que certains facteurs sont pris en considération lorsqu'il s'agit de déterminer l'existence et l'intensité des responsabilités assumés par l'un ou l'autre des participants à la communication électronique. L'on attache de l'importance aux facteurs de connaissance de l'information, de contrôle, qu'il s'agisse du contrôle éditorial ou du contrôle physique de l'information. L'on prend aussi en considération, à l'égard de certains types d'informations, de l'expertise du producteur, de la prévisibilité des utilisations, du rôle de l'utilisateur, du contexte et de l'accessibilité de l'information.

Au Québec, le projet de loi 161 comporte des dispositions portant sur la responsabilité des intermédiaires prenant part à la transmission de documents et d’information. Ces dispositions sont d’application générale et complètent les dispositions du droit commun portant sur la responsabilité. Elles prescrivent un régime spécifique de responsabilité pour certains prestataires de service.

Ainsi, à propos de services comme ceux que propose Yahoo!, l’article 22, 3e alinéa du projet de loi énonce la règle responsabilité suivante :

“ De même, le prestataire qui agit à titre d'intermédiaire pour offrir des services de référence à des documents technologiques, dont un index, des hyperliens, des répertoires ou des outils de recherche, n'est pas responsable des activités accomplies au moyen de ces services. Toutefois, il peut engager sa responsabilité, notamment s'il a de fait connaissance que les services qu'il fournit servent à la réalisation d'une activité à caractère illicite et s'il ne cesse promptement de fournir ses services aux personnes qu'il sait être engagées dans cette activité. ”

Par conséquent, l’on peut considérer que si cette disposition est adoptée, le droit québécois appliquera une règle de responsabilité civile présentant plusieurs similitudes avec celle appliquée dans l’affaire Yahoo!.

Propos du professeur Pierre Trudel recueillis par Lionel Thoumyre


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