Musique sur Internet : 22, v'là l'tarif
Bertrand Salvas
En 1995 la Socan (Société Canadienne des Auteurs,
Compositeurs et Éditeurs de Musique) déposait un projet de tarif baptisé "tarif
22" pour approbation à la Commission canadienne du droit d'auteur. Ce tarif avait
pour but d'assujettir Internet à une licence de diffusion publique d'uvres
musicales, et de percevoir des droits de chaque internaute canadien par l'entremise des
fournisseurs d'accès. Vous pouvez deviner la réaction du milieu Internet canadien...
La Socan, équivalent canadien de
la Sacem française, perçoit les droits d'exécution des uvres musicales au Canada,
notamment lors de leur radiodiffusion. Conformément à la Loi canadienne sur le droit
d'auteur, elle dispose du pouvoir d'établir des tarifs et d'émettre des licences de
diffusion des uvres musicales inscrites à son répertoire. Ces tarifs entrent en
vigueur suite à leur approbation par la Commission du droit d'auteur. Cette dernière a
tenu ses audiences sur le fameux projet de tarif 22 au printemps et à l'automne 1998.
L'intérêt de ce tarif 22 est
qu'il incarnait une prise de position de la SOCAN, particulièrement audacieuse en 1995 :
Internet est un moyen de diffusion d'uvres musicales, qui tombe sous sa
juridiction comme tous les autres. Dans ce contexte, il était logique de voir la SOCAN
chercher à imposer à tout fournisseur d'accès Internet l'obligation d'acquérir une
licence de diffuseur, et de payer des redevances. Le tarif 22 prévoyait donc le paiement
de redevances fixées à 3% du montant des revenus publicitaires de chaque fournisseur
d'accès, avec un minimum de 25¢ (1) par mois par abonné.
L'acquittement de ce tarif permettait en contrepartie aux abonnés de ces fournisseurs
d'avoir accès à tout le contenu musical du Web, librement et légalement.
La réaction initiale de
l'internaute moyen à une telle proposition, votre serviteur y compris, est la surprise,
voire la colère: "Taxer Internet? Pas question! M'enfin! Et quoi encore ?"
Mais il faut pousser la réflexion plus loin, et examiner les alternatives pour espérer
régler cette épineuse question.
Je vous ai entretenu par le passé du phénomène MP3, et de la menace qu'il
fait planer sur l'industrie musicale. Nous avons pu constater que les droits effectivement
perçus dans le cyberespace sont modestes compte tenu de l'énorme quantité d'uvres
musicales numérisées qui y circule. Il devient donc urgent de trouver un mode de
rémunération pour nos créateurs.
Comment y arriver ? Deux avenues
sont possibles. Tout d'abord l'approche restrictive, qui cherche à cadenasser les
fichiers musicaux par des procédés techniques qui empêcheront leur redistribution ou
reproduction illicite. Si cette approche semble fort louable en principe, son application
pose plusieurs problèmes. Premièrement, la création et le maintien de banques de
données vouées à la distribution des uvres numérisées et au contrôle des
licences rendent l'exercice ardu et probablement fort coûteux. La perpétuelle lutte aux
pirates informatiques qui se feront un devoir de casser les systèmes mis en place ne
faisant que compliquer cette tâche. Ensuite, la création de contraintes inédites pour
le consommateur viendrait limiter sa capacité de profiter des uvres qu'il se
procurerait. Finalement, les intrusions possibles dans sa vie privée par la collecte de
ses habitudes et préférences d'écoute dans des banques de données pourraient
inquiéter.
Il ne faut pas non plus perdre de
vue que le renouvellement fulgurant des technologies pourrait rapidement reléguer au
rayon des antiquités tout mode de distribution de musique sécurisé, faisant du coup
tomber en désuétude le système de perception des droits qui y serait rattaché. Nous
reviendrions alors brutalement à la case départ.
L'autre approche, qui nous
apparaît finalement plus logique, est de rechercher un système de rémunération qui
soit indépendant de tout outil technique. Cette approche, que la Socan a fait sienne par
sa proposition de tarif 22, prône donc de laisser accès à tout le contenu musical
diffusé sur Internet, peu importe le moyen technique utilisé, moyennant l'octroi d'une
licence et le paiement d'un tarif. Ce qui nous semble beaucoup plus conforme à la
philosophie du Web et aux habitudes quotidiennes de ses adeptes.
Aux États-Unis, les sociétés
d'auteurs BMI et ASCAP ont emprunté une variante de cette approche, entreprenant de
conclure des licences individuelles avec tous les sites diffusant de la musique sur le
Web, un à un. Nouvelle toile de Pénélope qui fera certainement la joie de plusieurs
générations d'avocats américains, le délai de conclusion d'une telle entente
permettant à plusieurs centaines (même plusieurs milliers) de nouveaux sites musicaux de
voir le jour...
L'approche de la Socan semblait
donc être un compromis réaliste, mieux adapté à la réalité du Web. Une fois l'obole
de chaque internaute payée, la circulation et l'accès aux contenus musicaux dans le
Cyberespace restaient tout aussi faciles qu'avant. Mais nous y gagnions, en prime,
l'assurance nouvelle d'une certaine rémunération minimale des auteurs.
Si l'exemple colle, il sera alors
facile d'imaginer son application aux autres types de contenus originaux circulant sur le
Net, qu'il s'agisse de textes, d'images et, très bientôt, de films et de vidéos.
L'apparition sur Internet d'extraits piratés des films "The Matrix" et
"Star Wars épisode 1", peu après leur sortie en salle, nous montre
qu'aucune industrie culturelle n'est vraiment à l'abri. L'essor des services de diffusion
sur Internet ("netcasting"), des technologies de lecture en transit
("streaming") et le mouvement vers
la télévision sur demande ne font que démontrer de façon criante l'évolution
rapide vers la convergence des médias. Nous croyons donc qu'attacher la charrette de la
perception des droits à un seul étalon technique semble limitatif, et voué à l'échec.
La décision de la Commission du
droit d'auteur quant à la proposition de tarif 22 de la SOCAN était donc très attendue.
Allait-elle accepter ses arguments, ou préférer ceux des fournisseurs d'accès Internet
canadiens qui prétendent qu'Internet n'est pas un moyen de diffusion ?
La décision
du CRTC (2) du 17 mai 1999, pouvait à cet égard sembler encourageante
pour les opposants au tarif 22. On y affirmait en effet que "La plus grande partie
de ce qui est transmis sur Internet est essentiellement alphanumérique et, par
définition, nest pas de la radiodiffusion au sens où lentend la Loi sur la
radiodiffusion." Le CRTC se niait donc toute juridiction sur Internet... Comment
alors la Commission sur le droit d'auteur pourrait-t-elle lui appliquer un tarif SOCAN
selon les modes classiques ?
Quant à l'industrie du disque,
son inquiétude face au piratage musical sur le Web n'est
plus à démontrer, et il faut se demander comment elle pourrait accueillir la
création d'un système de rémunération directe des auteurs par un système de gestion
collective. Internet permet la diffusion des uvres au public en évacuant le besoin
d'un support physique (cassette ou CD), ce qu'un malin a déjà comparé à vendre du vin
sans les bouteilles (3). Il est clair dans ce contexte que l'industrie du
disque a beaucoup à perdre dans le passage au numérique et qu'elle milite déjà
activement pour la création de systèmes de distribution à péage.
Chose certaine, il ne faut pas
perdre de vue les objectifs fondamentaux : assurer la rémunération des créateurs, tout
en respectant le caractère original d'Internet et l'accès rapide et facile qu'il offre
à de multiples contenus. Une solution qui répondra à ces deux impératifs permettra
d'assurer le développement du Réseau, tant dans la qualité des contenus qui y sont
offerts que dans sa popularité et sa convivialité.
La Commission du droit d'auteur a
donc rendu sa décision le 27 octobre
1999. Jugement à la Salomon de sa part ? Victoire à la Pirrhus pour la SOCAN? La
Commission choisit d'homologuer le tarif 22, mais ne l'impose qu'aux seuls sites qui
diffusent sur Internet une programmation radio en format numérique, pas à tous les
internautes par le biais des fournisseurs d'accès.
La décision volumineuse de la
Commission est intéressante à plusieurs points de vue, et mérite de faire l'objet d'une
cybernote complète. Nous y reviendrons donc bientôt. Mais, chose certaine, le débat
reste ouvert.
À la prochaine!
B. S.
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Notes
1. 25¢ représente environ 1 FF,
6.55957 Euro, 17¢ US ou 1$ de Monopoly...
2. Conseil de la radiodiffusion
et des télécommunications canadiennes
3. Le malin John Perry Barlow qui
parlait de "selling wine without the bottle".