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Rubrique : professionnels / volume 2
Mots clés : responsabilité, acteurs, prestataires, hébergeurs, directive, communautaire
Citation : Cyril ROJINSKY, "L'approche communautaire de la responsabilité des acteurs de l'Internet", Juriscom.net, 11 octobre 2000
Première publication : Expertises, octobre 2000, n° 241, p. 297 et s.


L’approche communautaire de la responsabilité des acteurs de l’internet[1]

Par Maître Cyril Rojinsky
Avocat à la Cour, Freshfields Bruckhaus Deringer, Paris

email : cyril.rojinsky@freshfields.com


Résumé

A la suite de la directive européenne sur le commerce électronique du 8 juin 2000, l'auteur présente les enjeux et les limites de l'harmonisation de la responsabilité des acteurs de l'Internet. Il aborde plus particulièrement le problème des hébergeurs de contenus et émet des considérations critiques à l'égard de la confusion opérée entre la régulation du commerce en ligne proprement dit et le droit de la communication. Il en appelle à une véritable qualification juridique des services en ligne, qui devront à terme être dissociés de la communication audiovisuelle. Enfin, l'auteur souligne l'importance du rôle du juge, qui doit rester au coeur du dispositif et auquel aucun prestataire technique ne saurait se substituer.


Introduction

1. Internet est non seulement un espace juridique - chose connue et rappelée sans cesse - mais il est aussi un espace de régulation. Voici ce que l’exécutif de Bruxelles démontre chaque jour par ses nombreuses initiatives dans ce domaine. Qui pourrait prétendre, en effet, que le “ réseau des réseaux ” ne peut donner prise à l’intervention des Etats ? Les meilleurs spécialistes du commerce électronique soulignent eux-mêmes la nouvelle prééminence de la puissance publique dans un environnement qui pourrait pourtant lui paraître hostile[2]. Telle est la première leçon d’Internet. La Commission, donc, ne s’y est pas trompée. Depuis maintenant plus de trois ans, elle développe une activité intense en relation avec le Réseau. Protection du consommateur, des données personnelles, du droit d’auteur. Les textes, à l’état de projets ou déjà aboutis, abondent. Plus encore que dans d’autres domaines, le droit de la société de l’information se construit à Bruxelles.

2. Or, l’un des actes majeurs de l’exécutif européen dans ce domaine est sans conteste la directive du 8 juin 2000, “ relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique ”[3]. Acte majeur, car ce texte a vocation à constituer un socle commun de règles pour l’ensemble des acteurs du Réseau en Europe. Par un fâcheux abus de langage, dont nous tenterons plus loin d’identifier certains risques, cette directive aurait donc pour seul objet le commerce électronique. Mais, en son sein, prennent pourtant place des principes de première importance qui débordent très largement la problématique des échanges commerciaux en ligne. Il s’agit notamment de la responsabilité des “ prestataires intermédiaires ” qui n’interviennent pas de manière directe dans les échanges. Ainsi en est-il, au tout premier chef, des prestataires d’hébergement.

3. La Commission relève que “ les divergences existantes et émergentes entre les législations et les jurisprudences des Etats membres dans le domaine de la responsabilité des prestataires de services agissant en qualité d’intermédiaires empêchent le bon fonctionnement du marché intérieur, en particulier en gênant le développement des services transfrontaliers et en produisant des distorsions de concurrence ” (considérant n° 40). Offrir enfin une (relative) sécurité juridique aux acteurs de l’Internet : tel est l’objectif. S’agissant de leur responsabilité, les divergences de jurisprudences entre les Etats membres - mais aussi comme nous le verrons entre les juridictions françaises – ne peuvent, en effet, faire de doute. La stricte exégèse de la directive ne présente alors que peu d’intérêt, car ce serait en faire l’horizon indépassable de la réflexion dans ce domaine, ce qu’elle n’est pas. Nous souhaiterions au contraire nous intéresser – avant de traiter des différents régimes de responsabilité des intermédiaires techniques (III) – au contexte de la directive (I), et à l’espace considérable qu’elle laisse ouvert pour la régulation de l’Internet dans chacun des Etats membres, et plus particulièrement en France (II). Ce faisant, nous verrons que ce texte, comme tant d’autres, vaut au moins autant pour ce qu’il dit que pour les points qu’il n’aborde pas.

I. Le double jeu de l’harmonisation

4. L’harmonisation serait une tentative de rapprochement des législations des Etats membres dans un but d’intérêt commun qui est de la compétence de l’Union. En matière de responsabilité des acteurs de l’Internet, cette vision des choses, bien que toujours valable, est pour le moins réductrice. En raison de la nature même des nouveaux Réseaux de communication, le rapprochement dépasse en effet le cadre européen (A). Par ailleurs, à s’en tenir au rapprochement des législations, on mettrait de côté l’articulation pourtant difficile entre certaines exigences du commerce électronique et le cadre général de la liberté d’expression (B).

A. L’harmonisation en Europe et au-delà

5. Les dispositions de la directive sur le commerce électronique relatives à la responsabilité des intermédiaires techniques s’inspirent directement de la loi allemande relative aux “ Téléservices ”[4], entrée en vigueur le 1er août 1997. Le législateur allemand a, en effet, été le premier en Europe à s’intéresser à ces questions. L’originalité de la démarche, reprise par la Commission, se décompose en trois temps : l’identification aussi précise que possible de certaines fonctions d’intermédiaires techniques sur le Réseau ; l’édiction d’un principe d’irresponsabilité de ces mêmes intermédiaires sauf dans certaines hypothèses précisément définies ; et enfin le renvoi aux règles du droit commun dans l’hypothèse où leur responsabilité serait engagée. Cette manière d’appréhender les problèmes n’allait pas de soi. Il aurait pu lui être préféré une responsabilité de principe associée à des exclusions de responsabilité. Ou encore la création d’un régime spécifique tel que nous pouvons en connaître dans certains domaines, tel que le droit de la presse. Bien au contraire, il n’y a pas ici de régime spécifique de responsabilité. Comme le soulignent des auteurs : “ l’objectif du législateur allemand était de soumettre les acteurs de l’Internet au droit commun, civil, pénal, et administratif, tout en instaurant, sous certaines conditions, un régime allégé par l’utilisation d’un “filtre préalable” à son application ”[5]. La loi allemande de 1997 démontre donc que les règles de responsabilité inscrites dans la directive restent dans l’orbite du droit commun.

6. En prenant notamment ce texte pour base de réflexion, il était alors nécessaire d’éviter les distorsions de concurrence en adoptant un cadre commun de responsabilité des intermédiaires techniques en Europe. Mais ce besoin s’est fait encore plus prégnant avec le Digital Millennium Copyright Act (DMCA) américain du 28 octobre 1998. Ayant principalement pour objet la transposition du traité sur le droit d’auteur adopté dans le cadre de l’OMPI en 1996, cette loi comporte une section spécifique relative aux limitations de responsabilité dont bénéficient les intermédiaires présents sur les Réseaux. Le débat entre les Etats membres s’est donc en quelque sorte dédoublé par un dialogue dépassant les frontières de l’Union. La proposition de directive, dont la première version date du 23 décembre 1998, fut d’ailleurs postérieure à l’adoption du DMCA. Il n’est donc pas surprenant de retrouver en son sein “ la distinction opérée par la loi américaine en fonction de l’activité exercée par le prestataire technique : les limitations de responsabilité ne sont pas fondées sur le type d’opérateur, mais sur le type d’activité exercée ”[6] (transport, cache, et hébergement). Nous sommes ainsi en présence de deux textes dont la logique est similaire, mais dont les champs d’application sont nettement distincts. Le DMCA ne s’intéresse qu’au droit d’auteur, tout en envisageant des activités essentielles au regard du fonctionnement d’Internet, tels que les hyperliens et les moteurs de recherche ; tandis que la directive européenne a une approche plus restrictive en termes d’activités en ligne, mais juridiquement plus large, en ce qu’elle s’applique à tout type de responsabilité. Telle est d’ailleurs la seconde question posée par cette directive : l’impact d’un texte relatif au commerce électronique sur les principes applicables en matière de liberté d’expression.

B. La délicate harmonisation des concepts

7. Pour traiter de la responsabilité des intermédiaires techniques, la directive sur le commerce électronique fait référence aux “ services de la société de l’information ”. A ce titre, elle souligne que ces derniers “ ne se limitent pas exclusivement aux services donnant lieu à la conclusion de contrats en ligne mais, dans la mesure où ils représentent une activité économique, ils s’étendent à des services qui ne sont pas rémunérés par ceux qui les reçoivent, tels que les services qui fournissent des informations en ligne ou des communications commerciales ” (considérant n° 18). Fournir gratuitement des informations en ligne : n’est-ce pas là un “ service ” qui va bien au-delà du commerce électronique au sens strict ? La directive dépasse manifestement le seul cadre des ventes ou des prestations de services, et c’est en réalité tout le champ de la communication qui est ainsi visé.

8. Or cette approche globale a un impact considérable sur la liberté d’expression. La directive, en son article 5, demande en effet aux Etats membres de veiller à ce que tout “ prestataire ”, c’est-à-dire toute personne physique ou morale qui fournit un service de la société de l’information, rende possible “ un accès facile, direct et permanent, pour les destinataires du service ” à des informations permettant de l’identifier. Il s’agit notamment de son nom et de l’adresse où il est établi. Du fait de l’acception extrêmement large donnée à la notion de “ service de la société de l’information ”, cette obligation d’identification s’accommode mal - comme nous le verrons au titre de la question de l’anonymat (§ III. A) - avec le cadre général des libertés. C’est donc d’une toute autre forme d’harmonisation dont il s’agit ici : celle du droit commercial avec le droit de la communication. Prise à la lettre, la directive semble en effet envisager l’ensemble des contenus présents sur Internet à l’aune des seules règles de la communication commerciale. Ceci ne manquera pas de poser des difficultés aux législateurs nationaux, en France notamment, et ce d’autant plus que la qualification juridique des services en ligne n’a pas encore été réellement débattue.

II. La nécessaire qualification juridique des services en ligne

9. La directive sur le commerce électronique ne se prononce bien évidemment pas sur la qualification des services de la société de l’information au regard de tel ou tel ordre juridique interne. En raison des enjeux, il s’agit néanmoins de l’un des points de passage obligés pour traiter de la responsabilité des acteurs du Réseau (A). A ce titre, le droit français offre de nombreuses perspectives, au prix d’un retour aux sources de la régulation de l’audiovisuel (B).

A. Les enjeux de la qualification

10. Le premier enjeu de la qualification juridique des services en ligne est celui de la régulation d’Internet. En France, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) estime disposer de la légitimité suffisante pour intervenir dans ce domaine, ne serait-ce que sous la forme d’une compétence partielle attachée aux services de radio et de télévision en ligne[7]. Ce faisant, le Conseil prend appui sur la notion de “ convergence ”, elle-même d’inspiration communautaire, dont il ressort que la régulation des nouveaux moyens de communication, et notamment des Réseaux, doit être fonction de chacun des services en cause, et non des supports qu’ils empruntent. La convergence justifierait donc, au moins partiellement, le rôle du CSA à l’égard de certaines catégories de services. Nous verrons que cette voie n’est pas, ici, pleinement satisfaisante.

11. Le second enjeu a trait plus directement aux régimes de responsabilité en vigueur sur Internet. Tel est prioritairement le cas des délits de presse. Ces derniers font en effet appel à une “ cascade ” de responsabilités qui est envisagée différemment pour l’audiovisuel[8] et pour les autres supports[9]. Se pose alors une nouvelle fois la question de la nature juridique des contenus mis en ligne sur Internet, et plus précisément sur le Web. A ce sujet, la jurisprudence française a pu, jusqu’à présent, donner l’impression d’un ensemble hétérogène. Un Tribunal de grande instance, par une formule pour le moins ambiguë, a ainsi qualifié le Réseau dans son entier de “ service de communication audiovisuelle ”[10]. Un Tribunal d’instance est venu, pour sa part, énoncer qu’un site Web constitué d’un guide de la presse informatique pouvait être qualifié de “ publication de presse ” au sens de la loi du 1er août 1986[11]. Enfin, l’Autorité de régulation des télécommunications (ART) s’est reconnue compétente – compétence d’ailleurs confirmée par la Cour de Paris – s’agissant des systèmes d’accès à Internet, qualifiés à cette occasion de “ services de télécommunications [12].

12. Il est donc aujourd’hui difficile de définir les services en ligne de manière stable. Or, s’en remettre systématiquement à la nature du service ne suffit pas toujours. Ainsi, en matière de droit de réponse, quelles sont les règles applicables ? Faut-il s’en tenir aux dispositions de la loi de 1881 – aux termes desquelles il suffit d’être nommé ou désigné dans un “ journal ou écrit périodique ” pour avoir droit à l’insertion d’une réponse[13] - ou est-il nécessaire de respecter les conditions nettement plus contraignantes de la loi de 1982 sur la communication audiovisuelle[14], sachant que ces dernières se rapprochent de celles requises en matière de diffamation ? A cette question, et à d’autres semblables, deux réponses sont possibles, sachant que raisonner par analogie et au cas par cas ne serait pas juridiquement satisfaisant, et n’apporterait pas la sécurité requise par les acteurs du domaine. Il est tout d’abord envisageable de gommer les spécificités des différents régimes. Ainsi, une proposition de loi belge a été déposée en vue de l’unification du régime du droit de réponse dans les différents médias, et notamment sur Internet[15]. Mais il est aussi possible de considérer les Réseaux comme constituant un mode spécifique de communication, ce qui n’a d’ailleurs nullement pour conséquence la création d’un droit entièrement spécifique. Il s’agirait alors seulement de considérer Internet comme l’a été en son temps la communication audiovisuelle : un nouveau média à part entière.

B. Les axes de qualification en droit français

13. Internet nous impose un retour aux sources des modes de régulation. Il nous y contraint plus particulièrement lorsqu’il s’agit de qualifier les contenus proposés aux utilisateurs. Services en lignes, interactifs, multimédia, peu importent les termes. La question est la suivante : peuvent-ils, en tout ou en partie, être assimilés à de la communication audiovisuelle ? Or, ici, la nature du service importe peu. Car la justification du régime de l’audiovisuel – et notamment de sa régulation par une autorité administrative indépendante – n’est pas liée aux contenus à proprement parler, mais découle en réalité d’un contexte technologique et économique particulier. Le Conseil constitutionnel l’a clairement souligné en se fondant, à l’occasion de la loi de 1982, sur “ les contraintes techniques inhérentes aux moyens de la communication audiovisuelle ”, justiciables en tant que telles d’une régulation particulière[16].

14. Deux critères se dégagent de cette décision. En premier lieu, “ l’état actuel des techniques et de leur maîtrise ” évoqué par le Conseil renvoie à la notion de ressource rare. La rareté des fréquences, car c’est d’elles qu’il s’agit, rend nécessaire la mise en place d’un cadre juridique particulier, notamment par l’octroi d’autorisations. L’utilisation des fréquences est d’ailleurs qualifiée par la loi de 1986 de “ mode d’occupation privatif du domaine public de l’Etat [17]. Rien de tel, bien évidemment, s’agissant d’Internet. En second lieu, la décision du Conseil constitutionnel fait référence à la nécessaire “ préservation du caractère pluraliste des courants d’expression socioculturels auxquels ces modes de communication, par leur influence considérable, sont susceptibles de porter atteinte ”. Ici encore, on serait bien en peine de trouver, dans la nature même du “ Réseau des Réseaux ”, un obstacle au pluralisme. S’il s’avérait que de tels obstacles se font jour, le moyen le plus efficace d’y remédier serait d’ailleurs le droit de la concurrence, comme on l’a vu dans la fameuse affaire Microsoft. L’ensemble de ce raisonnement a été adopté par le récent rapport de Christian Paul, aux termes duquel “ les deux fondements de la régulation de l’audiovisuel, qui sont l’allocation d’une portion de l’espace public, et l’influence importante que, du fait de la rareté des canaux, chaque intervenant est susceptible d’avoir sur les utilisateurs et le marché ne sont donc pas applicables à l’internet ”. Et d’ajouter que “ la logique de l’internet s’approche de celle de la presse écrite, dont le régime juridique doit servir de modèle ”[18].

15. Ainsi, la définition donnée par la loi française à la communication audiovisuelle apparaît actuellement trop extensive, en ce qu’elle vise “ toute mise à disposition du public ou de catégories de public, par un procédé de télécommunication, de signes, de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature qui n’ont pas le caractère d’une correspondance privée ”[19]. Sur la base de cette définition, une partie de la doctrine considère que les contenus de toute nature présents sur Internet sont des “ contenus de communication audiovisuelle ”[20]. A suivre ce raisonnement, un contenu qui ne relève pas de la correspondance privée devrait donc être qualifié d’audiovisuel par la seule présence d’un “ procédé de télécommunication ”. Ce faisant, les fondements spécifiques de la régulation de l’audiovisuel, rappelés ci-dessus, sont manifestement oubliés. Il est donc souhaitable que l’audiovisuel et les services en lignes soient dissociés, tout en étant placés sous un principe commun, qui est celui de la liberté de communication. Un premier pas a déjà été fait dans ce sens avec la suppression par la loi du 1er août 2000 de la déclaration préalable des “ services de communication audiovisuelle ” auprès du procureur de la République, déclaration qui s’appliquait initialement aux services télématiques, et dont la doctrine estimait qu’elle devait inclure les sites Web[21]. Au-delà ou en deçà de la directive sur le commerce électronique, il reste donc à opérer un travail de qualification, qui est de la seule compétence des législateurs nationaux.

III. Les régimes de responsabilité

16. L’affaire, désormais bien connue, est la suivante : un célèbre mannequin français constate que des photographies la représentant nue, prises plusieurs années auparavant dans le cadre de sa vie privée, sont mises en ligne sur Internet, au sein de pages personnelles dont l’auteur reste inconnu. Ce dernier apparaît sous le pseudonyme de “ Silversurfer ”. Le prestataire d’hébergement des pages en question est, quant à lui, parfaitement identifié. Même si nul ne conteste qu’il n’est pas l’auteur de ce contenu, dont il n’a d’ailleurs matériellement pu prendre connaissance avant sa mise en ligne, il est l’objet d’une action en responsabilité civile de la part du mannequin. Précisons que, dès qu’il a été destinataire de l’assignation, l’hébergeur a, de lui-même, supprimé l’accès aux pages litigieuses. Mais le voici pourtant condamné en référé à “ mettre en œuvre les moyens de nature à rendre impossible toute diffusion des clichés photographiques en cause à partir de l’un des sites qu’il héberge ”, sous astreinte de 100 000 francs par jour[22]. En appel, la Cour de Paris réforme cette ordonnance, et le condamne notamment à payer au mannequin représenté sur les photographies “ la somme provisionnelle de 300 000 francs à valoir sur la réparation de son préjudice ”[23]. Il semble bien que, sur la base des principes posés par la directive sur le commerce électronique, le prestataire aurait pu échapper à de telles condamnations. Mais au-delà de cette affaire emblématique, qui a légitimement retenu l’attention de la presse, deux questions restent ouvertes, et ne sont pas réglées par la directive : celle de l’anonymat (A), et celle relative à la notion de contenu illicite (B).

A. La question de l’anonymat

17. Il existe une contradiction manifeste dans l’appréhension d’Internet par le grand public, et parfois même chez les praticiens : dans un sens, la crainte légitime de voir le Réseau utilisé à des fins de traçage et de surveillance des individus, et dans un autre le sentiment que ce même Réseau pourrait offrir une relative impunité à toutes sortes de délinquants. Transparence oublieuse des libertés individuelles et de la vie privée, ou nouvelle école du crime ? Il est tout d’abord certain, comme ne cesse de le rappeler la CNIL, qu’il existe de nombreux systèmes techniques permettant d’identifier, de manière plus ou moins aisée, chaque utilisateur du Réseau. Par ailleurs, en matière d’infractions pénales, des services spécialisés disposent de la compétence et des moyens nécessaires pour retrouver de nombreux auteurs d’infractions en ligne. Ces services ont notamment fait, en France, la preuve de leur efficacité en identifiant des pirates informatiques[24], ou encore l’auteur d’une menace de mort qui avait été adressée au député-maire André Santini par le biais d’un message électronique anonyme[25]. Certains délinquants informatiques resteront bien entendu hors de portée de la police, et donc de la justice, mais n’est-ce pas là une limite inhérente à toute politique pénale ?

18. En matière civile, les problématiques sont quelque peu différentes. On l’a bien vu avec une récente affaire dans laquelle, une nouvelle fois, les photographies d’un mannequin dénudé avaient été mises en ligne sur le Réseau sans son consentement[26]. Ici encore, l’assignation a été dirigée en direction des seuls prestataires techniques, et notamment du prestataire d’hébergement. A ce dernier, qui sollicitait un sursis à statuer lui permettant d’identifier l’auteur du site litigieux, le tribunal a répondu que “ l’appréciation de la responsabilité des fournisseurs d’hébergement est indépendante de la présence au procès de l’éditeur du site ”. Peu importe donc que ce dernier soit, ou non, identifié. Il est pourtant permis de douter de cette affirmation. Ainsi, dans une affaire moins médiatisée où l’auteur des pages litigieuses était connu, un autre tribunal a pu juger “ qu’aucune disposition n’impose à l’hébergeur de vérifier le contenu des informations dont il permet la circulation [27]. Mêmes faits, à la différence près que l’auteur des pages est, dans le premier cas, anonyme, et dans le second, connu. Après avoir constaté que l’hébergeur avait “ agi promptement en fermant le site ”, ce même tribunal l’a mis entièrement hors de cause. Il semble donc bien que l’anonymat soit l’un des facteurs déclenchant de la responsabilité des prestataires d’hébergement. Rien d’étonnant à cela. Comme le relève un auteur, l’hébergeur n’est ici responsable que “ subsidiairement ”. La fourniture par ce dernier de moyens techniques “ sert, en quelque sorte, de prétexte pour désigner un responsable a priori solvable et aisément déterminable… ”[28]. Or, s’il n’est pas un droit en tant que tel, l’anonymat est une garantie essentielle dans la société de l’information, et doit être préservé, tout au moins sous la forme du pseudonyme.

19. Cette question est en toute hypothèse au cœur de la responsabilité des acteurs du domaine, ce qui permet d’expliquer l’amendement gouvernemental en matière d’identification des éditeurs de “ services en ligne ”[29]. L’objectif de ce texte est de contraindre les auteurs de contenus (curieusement qualifiés d’éditeurs) à s’identifier aux yeux des utilisateurs du Réseau, soit directement en ligne, soit de manière indirecte en fournissant ces éléments d’identification à leur prestataire d’hébergement. Au-delà de leur impact possible sur la liberté d’expression, dans des environnements tel que l’entreprise, ces dispositions sont-elles nécessaires ? Il est permis d’en douter car, même en matière civile, des mesures d’instruction sont susceptibles d’être menées avant tout procès. Ces mesures peuvent permettre, dans un grand nombre d’hypothèses, d’identifier l’auteur véritable du contenu en cause. Mais surtout, cette identification se fait alors sous le contrôle du juge, seul gardien des libertés.

B. La notion de contenu illicite et le rôle du juge

20. La justice doit rester au cœur du dispositif. Or, il n’est pas certain que la directive européenne sur le commerce électronique apporte cette garantie, contrairement à la loi française du 1er août dernier intégrant l’amendement du député Patrick Bloche. La directive prévoit en effet, en son article 14, que le prestataire d’hébergement doit agir “ promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible ”, dès qu’il a connaissance “ de faits ou de circonstances selon lesquels l’activité ou l’information illicite est apparente ”. Fait exceptionnel : une atteinte à la liberté d’expression – la suppression d’un contenu – est donc imposée par un texte communautaire, sans intervention préalable du juge, dans des hypothèses multiples où un simple prestataire technique est en quelque sorte requis d’apprécier lui-même le caractère licite ou non des contenus dont il assure le stockage et la mise en ligne. Car, par la généralité des termes employés, cette obligation ne jouera pas seulement dans les cas limites de contenus manifestement illicites (activités pédophiles, propos prônant ouvertement la haine raciale), dont le champ est d’ailleurs on ne peut plus flou. A cet égard, une première position pourrait d’ailleurs être de défendre l’idée selon laquelle un contenu, même apparemment illicite, doit donner lieu à un débat contradictoire devant une juridiction compétente, et que ce serait là sortir un peu vite Internet du droit commun de la liberté d’expression. Une autre réponse, plus pragmatique, peut être de rappeler – chose pourtant évidente - que l’illicite ne s’évalue pas dans l’absolu, mais sur la base d’éléments de preuve qui doivent, ici encore, faire l’objet d’un débat contradictoire. Ainsi en est-il de la propriété intellectuelle. Une personne se plaint de la reproduction de sa marque sans son autorisation ? Fort bien. Qu’elle prouve alors qu’elle en détient les droits. Et surtout qu’il soit possible de lui répondre en invoquant l’ensemble des défenses envisageables en la matière. La difficulté est encore plus éclatante en matière de droit d’auteur. Un prestataire technique est-il en mesure de juger de la titularité des droits invoqués, de leur antériorité, ou mieux encore de l’originalité de l’élément en cause ? Manifestement non.

21. Dans son texte, la Commission européenne a par ailleurs omis un élément essentiel : comment éviter les démarches abusives auprès des prestataires techniques ? Les Américains ont su, quant à eux, anticiper cette question dans le DMCA précité, en prévoyant la condamnation de l’auteur d’une notification abusive à des “ punitive damages ”. Cette notion est étrangère au droit français. Mais il aurait été bien venu que la directive incite les Etats membres à prendre des mesures ayant un effet dissuasif à l’égard de ceux qui seraient tentés de s’adresser à un hébergeur pour obtenir le retrait d’un contenu qui n’est pas à leur goût, mais dont ils seraient bien en peine de démontrer le caractère illicite face à un juge. Par ailleurs, aucune procédure de notification n’est prévue par la directive, contrairement au DMCA. Ces garde-fous sont d’autant plus nécessaires que nous avons assisté à des dérives notables de certaines juridictions françaises dans le maniement de la notion de contenu illicite. L’une des décisions en la matière est même allée jusqu’à évoquer “ ces sites présumés illicites ” qui seraient “ aisément détectables par le moyen d’un moteur de recherche basé sur des mots-clés [30]. Outre les critiques techniques dont une telle appréciation peut faire l’objet, il est pour le moins surprenant de soutenir qu’un contenu, ou un comportement, peut être “ présumé illicite ” avant tout procès.

Conclusion

22. Les objectifs de la directive seront-ils tenus ? La sécurité juridique des acteurs du commerce électronique sera t-elle assurée ? Sur cette question bien spécifique de leur responsabilité, et en particulier de celle des prestataires d’hébergement, il est tout d’abord possible de regretter – dans un domaine qui touche directement aux libertés fondamentales – que les critères posés par le texte de la directive tendent à diminuer le rôle du juge. Ceci étant dit, la directive est par ailleurs incomplète, en ce qu’elle n’évoque pas certaines questions juridiques essentielles, telle que la responsabilité du fait des liens hypertextes, qui structurent pourtant l’ensemble du Web[31]. Incomplète, aussi, car elle n’envisage pas les procédures de notification aux prestataires, ainsi que le sort qui devrait être réservé aux demandes abusives qu’ils reçoivent. Reste donc aux Etats à compléter et à préciser les principes posés - comme l’a fait, partiellement, la France par la loi du 1er août 2000 - ce qui ne manquera pas de donner lieu à des distorsions entre les membres de l’Union, distorsions justement préjudiciables au commerce électronique. Si le droit de l’Internet se construit à Bruxelles, l’Internet ne s’intégrera pas de la même manière dans le droit de chacun des Etats membres.

C.R.


Notes

[1] L’auteur tient à remercier la Gazette du Palais, qui l’a autorisé à remanier et à actualiser cet article aux fins de la présente publication.

[2] Cf. Carl Shapiro et Hal R. Varian, “ Information Rules – A strategic guide to the network economy ”, Harvard Business School Press, 1999, p. 297 et s.

[3] Directive 2000/31/CE (JOCE L 178 du 17 juillet 2000), ci-après dénommée “ Directive sur le commerce électronique ”.

[4] Cette loi, traduite en anglais, est accessible à partir de l’adresse <http://www.iid.de>. 

[5] Perrine de Coètlogon et Philippe Koch, “ Le régime de responsabilité des fournisseurs d’accès et d’hébergement sur Internet en droit allemand ”, Légipresse, décembre 1999, 167-II-155.

[6] Valérie Sédallian, “ La responsabilité des prestataires techniques sur Internet dans le Digital Millennium Copyright Act américain et le projet de directive européenne sur le commerce électronique ”, Cahiers Lamy, Droit de l’informatique et des réseaux, n°110, janvier 1999 ; disponible sur Juriscom.net.

[7] Voir notamment : “ La régulation des services audiovisuels sur Internet : enjeux et problématique ”, La lettre du CSA, n° 114, mars 1999.

[8] Loi du 29 juillet 1982, art. 93-2.

[9] Loi du 29 juillet 1881, art. 42.

[10] TGI Privas, 3 septembre 1997, Expertises, mars 1998, p. 79 ; résumé disponible sur Juriscom.net.

[11] TI Paris 11ème arr., 3 août 1999, Expertises, décembre 1999, p. 399 ; Légipresse, janv.-fév. 2000, 168-III-22.

[12] Paris, 28 avril 1998, Expertises, octobre 1998, p. 311.

[13] Loi du 29 juillet 1881, art. 13.

[14] Loi du 29 juillet 1982, art. 6.

[15] Proposition de loi relative au droit de réponse et au droit d’information, déposée le 17 décembre 1999 à la Chambre des représentants de Belgique.

[16] Décision 82-141 DC du 27 juillet 1982 (Recueil, p. 48 ; JO du 30 juillet 1987, p. 2431).

[17] Loi modifiée du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, art. 22, al. 1.

[18] “ Du droit et des libertés sur l’internet – La corégulation, contribution française pour une régulation mondiale ”, Rapport au Premier ministre rendu public le 29 juin 2000, p. 67.

[19] Loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, art. 2, al. 2.

[20] Eric Barbry et Frédérique Olivier, note sous Paris, 10 février 1999, JCP 1999, éd. G, II, 10101.

[21] Article 2 de la loi 2000-719 du 1er août 2000 modifiant la loi 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication (JO du 2 août 2000, p. 11903) ; disponible sur Juriscom.net.

[22] TGI Paris, ord. réf., 9 juin 1998, Expertises, octobre 1998, p. 319.

[23] CA Paris, 10 février 1999, D. 1999, jur., 389, note Nathalie Mallet-Poujol.

[24] Cf. notamment TGI Paris, 16 décembre 1997, Gaz. Pal., somm. annot., 29-30 juillet 1998, p. 34, obs. Cyril Rojinsky.

[25] TGI Nanterre, 28 avril 1998, Gaz. Pal., somm. annot., 18-20 avril 1999, p. 51, obs. Myriam Manseur-Rivet.

[26] TGI Nanterre, 8 décembre 1999, Gaz. Pal., jur., 11-12 février 2000, p. 2, note Hubert Bitan. Décision réformée en appel par un arrêt de la Cour de Versailles en date du 8 juin 2000, Légipresse, septembre 2000, 174-III-139, note Cyril Rojinsky ; décision disponible sur Juriscom.net.

[27] T. Com. Paris, 7 mai 1999, disponible sur Juriscom.net.

[28] Note Christophe Caron sous CA Paris, 10 février 1999, Gaz. Pal., 5-6 avril 2000, jur., p. 19.

[29] Devenu l’article 43-10 de la loi de 1986 sur la liberté de communication, issu de la loi du 1er août 2000 ; disponible sur Juriscom.net.

[30] TGI Nanterre, 8 décembre 1999, précité.

[31] Cf. Cyril Rojinsky, “ Un clic de trop – Le droit menace t-il les hyperliens ? ”, Expertises, janvier 2000, p. 430.

 

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