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Rubrique : chroniques francophones / volume 2 / France
Mots clés : responsabilité, prestataires, hébergeurs, portails, international
Citation : Valérie SÉDALLIAN, "Commentaire sur l'affaire Yahoo!", Juriscom.net, 24 octobre 2000
Première publication : Juriscom.net


Commentaire de l’affaire Yahoo!

À propos de l'ordonnance du Tribunal de grande instance de Paris du 22 mai 2000

Par Maître Valérie Sédallian
Avocate à la Cour de Paris
www.internet-juridique.net

email : sedallian@argia.fr


Introduction

1. La LICRA (Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme) et l’UEJF (Union des Etudiants Juifs de France), rejoints par la suite par le MRAP (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la paix), demandent à Yahoo! Inc. de faire cesser toute mise à disposition sur le territoire français à partir de son site « Yahoo.com » de messages, d’images de textes se rapportant aux objets, reliques, insignes et emblèmes nazis ou évoquant le nazisme.

2. Il est reproché en effet à Yahoo! Inc de permettre sur son service d’enchères en ligne « Auction »[1], la vente de milliers d’objets et insignes à la gloire du 3ème Reich. Il lui est également reproché d’héberger sur son service « Geocities »[2] différentes pages antisémites reproduisant « Mein Kampf » et le pamphlet antisémite intitulé « Le protocole des sages de Sion ». Pour les demandeurs, le service d’enchère relève d’une banalisation du nazisme, qui selon la jurisprudence citée par l’UEJF dans son assignation[3] a été élevé au rang de trouble manifestement illicite qu’il convient de faire cesser en référé. Concernant les sites antisémites, il est demandé au fournisseur d’hébergement de « tarir de toute urgence ce déferlement de haine antisémite sur le territoire de la République ».

3. Par ordonnance de référé en date du 22 mai 2000[4], le juge, après avoir relevé « que l’exposition en vue de leur vente d’objets nazis constitue une contravention à la loi française (article R 645-2 du Code pénal) mais plus encore une offense à la mémoire collective du pays » et considéré que sa juridiction était compétente pour connaître du litige, fait en partie droit aux demandes et ordonne à Yahoo! Inc. de :

« prendre toutes mesures de nature à dissuader et à rendre impossible toute consultation sur « Yahoo.com » du service de vente aux enchères d’objet nazis et de tout autre site ou service qui constitue une apologie du nazisme ou une contestation des crimes nazis. »

4. L’article R 645-1 cité dans l’ordonnance prohibe le port et l’exhibition en public d’un uniforme, insigne ou emblème nazi, sauf dans le cadre d’un spectacle ou d’une évocation historique.

5. L’affaire est renvoyée au 24 juillet 2000, afin que Yahoo! présente les mesures qu’elle compte prendre à cet effet. A l’audience, Yahoo! fait venir un expert et expose que les mesures techniques demandées sont impossibles à mettre en oeuvre. L’affaire connaît un premier rebondissement, le juge ordonnant le 11 août 2000 une expertise confiée à un collège d’experts internationaux, afin notamment de décrire « les procédures de filtrage pouvant être mises en œuvre par la société Yahoo! Inc. pour interdire l’accès aux internautes opérant à partir du territoire français à des rubriques qui pourraient être jugées illicites par les autorités judiciaires françaises. »

6. Trois experts ont été retenus : Monsieur Francis Wallon, expert judiciaire en informatique nommé par l’ordonnance, Vinton Cerf, un des pères de l’Internet et l’un des concepteurs du protocole TCP/IP, le protocole de transmission utilisé sur Internet, et Ben Laurie, consultant indépendant et membre fondateur de l’Apache Software Foundation[5]. Le résultat de cette expertise sera certainement déterminant sur l’issue du litige et la crédibilité de la décision prise le 22 mai 2000.

7. Le débat sur l’affaire Yahoo! est sans doute loin d’être clos : la procédure devant le juge des référés saisi de cette affaire continue, l’expertise internationale ordonnée le 11 août 2000 est en cours, un appel de la décision est possible, et la question demeure de savoir si Yahoo! Inc. exécutera ou non les éventuelles mesures qui pourront être ordonnées par le juge, au vu du rapport du collège d’experts. Dans la négative, se posera la question de l’exécution forcée de la décision, sachant que cette exécution forcée devant les tribunaux américains sera vraisemblablement refusée, compte tenu de la législation américaine, la décision rendue étant en contrariété avec premier amendement de la Constitution américaine.

8. C’est un lieu commun de rappeler que cette affaire soulève des questions juridiques, politiques et techniques complexes. Nous laisserons de côté la question de la responsabilité du fait des liens indirects du site de Yahoo! France vers le site de « Yahoo.com » que semble avoir retenue le juge, bien que la décision ne soit pas motivée sur ce point. Cette question mériterait une plus ample analyse et nous relevons avec intérêt que la demande de l’UEJF sur ce point semble s’être inspirée d’une de nos précédentes chroniques sur la responsabilité des outils de recherche[6]. Nous préférons nous concentrer sur les aspects de droit international soulevés par la mise en cause de Yahoo! Inc.

9. Nous aborderons deux questions centrales : celle de la loi applicable (1) et des mesures pouvant être ordonnées pour filtrer les accès des internautes français (2).

1. Une analyse juridique inachevée

1.1. L’ubiquité du droit français 

1.1.1. Une jurisprudence conforme à la position traditionnelle des juridictions françaises

10. Aux termes d’une motivation succincte, le juge des référés estime « qu’en permettant la visualisation en France de ces objets et la participation éventuelle d’un internaute installé en France à une telle exposition-vente, Yahoo! Inc. commet une faute sur le territoire français » et « que le dommage étant subi en France, notre juridiction est donc compétente ».

11. Ce faisant, le juge n’a fait qu’appliquer une jurisprudence traditionnelle, concernant la détermination de la loi applicable et de la juridiction compétente en matière délictuelle. Cependant, cette jurisprudence n’est plus adaptée à Internet et doit évoluer.

12. Lorsqu’un litige peut se rattacher à plusieurs pays, ce qui est le cas de l’affaire Yahoo!, il faut choisir entre différentes lois, entre différents tribunaux, et parfois demander d’appliquer à un tribunal une loi qui n’est pas la sienne. Toutes ces questions relèvent de ce que l’on appelle le droit international privé[7].

13. En droit international privé, la détermination de la loi applicable et du tribunal compétent est fonction de différents critères : on se réfère à des catégories dites de rattachement, qui correspondent aux grandes catégories du droit privé. Par exemple, les contrats relèvent de la loi d’autonomie, c'est-à-dire de la loi désignée par les parties dans le contrat.

14. Une fois trouvée la loi applicable, il faut déterminer les règles de la procédure civile qui vont régir un litige comportant des éléments internationaux. Il faut donc désigner le tribunal qui sera considéré comme compétent pour connaître du litige, chaque tribunal national appliquant ses propres règles de procédure. En France, le tribunal compétent est déterminé par application de l’article 46 du Nouveau Code de procédure civile (NCPC). Cet article prévoit en matière délictuelle la compétence de la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi.

15. En droit français, le principe de l’application de loi et de la compétence des tribunaux du lieu du dommage est assez largement reconnue et appliquée. En matière de presse, les tribunaux français ont déjà reconnu leur compétence du seul fait que les revues en cause sont diffusées en France, retenant la compétence du tribunal du chef du lieu de diffusion. Ainsi, pour une action en concurrence déloyale en vue d’obtenir réparation du dommage causé par la diffusion en France de revues scientifiques américaines, la Cour de cassation retient le fait générateur constitué par la diffusion en France des revues et non le lieu de publication des revues, les USA[8]. La compétence des tribunaux français pour des propos tenus portant atteinte à la vie privée reproduits dans les numéros diffusés en France de l’hebdomadaire britannique The Mail on Sunday a également été retenue[9].

16. En matière de litiges liés à la diffusion de contenus sur Internet, les tribunaux français se reconnaissent dès lors toujours compétents : les services disponibles sur Internet étant accessibles en tous points du territoire français, ils considèrent que la juridiction dans le ressort de laquelle sont reçus ces services est compétente, en tant que lieu où le dommage est subi[10].

1.1.2. La nécessité de faire évoluer les critères de rattachement du droit international en matière de litiges liés à Internet

17. Le fait que la décision rendue dans l’affaire Yahoo! sur la loi applicable soit conforme à une jurisprudence classique ne signifie pas que cette jurisprudence ne doit pas évoluer. La tendance actuelle de considérer que le droit français doit être systématiquement privilégié dès lors qu’un contenu est accessible sur le territoire français n’est pas toujours pertinente[11].

18. Classiquement, le territoire d’un état délimite la sphère géographique sur laquelle cet état a le pouvoir d’édicter des règles et de les appliquer. Les lois d’application extra-territoriale sont rares et se heurtent en tout état de cause à des problèmes pratiques d’exécution.

19. En revanche avec Internet, les cas d’application extra-territoriale de la loi sont nombreux. Bien plus, des systèmes juridiques différents peuvent revendiquer simultanément l’application de leurs règles, parfois contradictoires, comme dans l’affaire Yahoo!. A partir du moment où un contenu est diffusée sur Internet, il est consultable depuis n’importe quel pays relié au Réseau. Cette caractéristique est inhérente à la nature transfrontière de ce média.

20. Les critères de rattachement traditionnels aboutissent à doter toutes les lois d’une portée extra-territoriale absolue, ce qui ne semble pas raisonnable. De nouvelles règles vont devoir être trouvées qui prennent en compte la nature particulière d’Internet : le seul fait que le site soit accessible à partir du pays du juge ne devrait pas en soi, être considéré comme un critère suffisant[12]. Cette position porte d’ailleurs atteinte à la souveraineté nationale des autres Etats.

21. Le fait que les critères de rattachement habituels soient inadaptés à la nature particulière d’Internet ne signifie pas qu’aucun critère de rattachement ne soit envisageable : les serveurs qui hébergent les applications, les auteurs de messages et fournisseurs de service, les destinataires particuliers d’une information peuvent être déterminés.

22. Ainsi, dès 1996, un auteur proposait d’appliquer un critère de destination[13]. Lionel Thoumyre propose d’appliquer le critère du public visé[14]. Dans une décision inédite en date du 10 novembre 1999[15], la Cour d’appel de Paris relève d’ailleurs que :

« La publication d’un texte sur un site Internet rend celui-ci consultable depuis tous les pays du monde sans pour autant être adressé à un destinataire précis.

Ainsi, par la nature même du support la possibilité d’accès est universelle. Il ne saurait cependant en résulter une applicabilité de tous les droits existants au contenu du texte, ce qui aboutirait à créer une totale insécurité juridique dans l’exercice de la liberté d’expression qui est l’objet de la loi du 29 juillet 1881.

Il convient de créer une prévisibilité pour l’auteur des propos. Celle-ci ne peut naître que du rattachement de la loi à un principe objectif et non à ce que chaque ordre juridique national prétend se donner comme compétence, ce qui peut exposer à toutes les incertitudes.

Au premier rang des repères objectifs et maîtrisable par l’auteur des propos, figure le lieu du site sur lequel ils sont publiés, à l’inverse du lieu de réception qui est aléatoire. »

23. Etienne Wery, analysant le fonctionnement du site Yahoo Auctions, considère que ce site est à vocation locale : site en anglais, prix en dollars, mode de vente entre particuliers pour des objets de faible valeur nécessitant une livraison physique. Il conclu en conséquence à l’inexistence d’un critère de rattachement suffisant pour appliquer le droit français[16].

24. En revanche, certains sites hébergés par Yahoo! sur son service « Geocities » et contenant des propos antisémites peuvent avoir été mis en ligne par des internautes français souhaitant contourner par ce biais les lois françaises réprimant la diffusion de tels propos. Dans cette hypothèse, le fournisseur d’hébergement dispose de données de connexion concernant les sites qu’il héberge, qui font apparaître notamment l’adresse IP de l’utilisateur du service (l’adresse de la machine à partir de laquelle il s’est connecté), c'est-à-dire permet de connaître le fournisseur d’accès de l’auteur des pages : si le contenu antisémite est en français et a été mis en ligne à partir de la France, on doit pouvoir considérer que dans une telle hypothèse la loi française s’applique.

25. En outre, il existe une fraude à la loi française dans ce type de situation. Comme les lois divergent d’un pays à l’autre, on peut en effet être tenté de se placer volontairement sous l’empire d’une loi particulière estimée plus favorable pour échapper à la loi normalement applicable : c’est ce que l’on appelle le forum shopping. Dans ces hypothèses, est  invoquée l’exception de fraude à la loi, qui selon la jurisprudence française suppose l’utilisation volontaire d’une règle de conflit, dans l’intention d’échapper à une disposition impérative de la loi.

26. A l’audience du 24 juillet 2000, et bien que ce point ait déjà été tranché par la précédente ordonnance du 22 mai 2000, Yahoo! a repris son exception d’incompétence territoriale des juridictions françaises.

27. La société Yahoo! a rappelé qu’elle est une société de droit américain, et qui exerce ses activités dans le respect de la réglementation américaine. Ces activités sont à la destination de ses utilisateurs américains : les informations disponibles sur « Yahoo.com » sont destinées aux internautes américains, elles sont rédigées en langue anglaise, les publicités sur ce site font la promotion de produits destinés aux américains, la monnaie de référence est le dollar, et les conditions d’utilisations du service sont rédigées en langue anglaise et soumises à la loi américaine. La société Yahoo! a donc invoqué un critère de destination des messages litigieux. Pour le juge, ce nouvel argumentaire de Yahoo! est « emprunt en l’espèce d’une « naïveté feinte »…alors que sa vocation est au contraire de développer et d’amplifier son activité et la connaissance de son activité auprès des internautes du monde entier ».

28. Certes, le juge répond ainsi aux propos de Jerry Yang, rapportés par le journal Libération pour lequel « la justice française est très naïve » et « les français sont uniques »[17]. Or, s’il est vrai que Yahoo! a vocation a développer son activité dans le monde entier et est aujourd’hui un groupe international présent dans 23 pays, il n’est pas moins exact que ce développement à l’international passe par la création de filiales soumises à la loi locale qui vont développer des sites spécifiquement destinés aux utilisateurs locaux.

1.2. Les mesures ordonnées

29. Dans son ordonnance en date du 22 mai 2000, le juge est parti du postulat qu’il était possible d’identifier la provenance géographique des internautes et partant de là d’empêcher les internautes français d’accéder sur « Yahoo.com » à des ventes aux enchères d’objets nazis et de tout autre site ou service qui constituent une apologie du nazisme ou une contestation des crimes nazis.

30. Or, techniquement, les choses ne sont pas aussi simples que pourrait le laisser croire les termes de l’ordonnance. Yahoo! s’est longuement expliquée à l’audience du 24 juillet sur les difficultés techniques d’un tel filtrage. En effet, il ne suffit pas de déterminer l’origine géographique de l’internaute, ce qui soulève déjà un certain nombre de problèmes, il faut également identifier les contenus litigieux à filtrer : on est en présence en réalité de deux filtrages à mettre en œuvre de manière simultanée. Pour Yahoo!, les mesures demandées sont impossibles à mettre en œuvre en l’état actuel de la technique.

31. Le 11 août, le juge a ordonné une expertise pour déterminer les mesures qui peuvent être prises par la société Yahoo!. Le juge a donc pris le risque d’ordonner des mesures de filtrage, sans que l’hypothèse de leur faisabilité technique ait été préalablement validée.

32. A l’heure où nous écrivons cette chronique, nous ignorons quelles seront les conclusions du collège d’expert. En tout état de cause, quelques soient les conclusions des experts, les éventuelles mesures mise à la charge de la société Yahoo! devraient respecter certains principes juridiques, qui ne semblent pas avoir été pris en considération dans la première ordonnance.

1.2.1. Le principe de la réparation du seul dommage subi en France

33. Si la jurisprudence française se reconnaît compétente au seul motif qu’un contenu est accessible en France, il y a néanmoins une limite à cette compétence universelle : les juridictions dans le ressort desquelles le dommage aura été subi n’ont compétence que pour connaître des seuls dommages subis dans leur ressort[18]. Seul le tribunal du domicile du défendeur ou du fait générateur du dommage sera compétent pour réparer l’intégralité du préjudice causé par la faute.

34. Le juge n’a donc compétence que pour réparer que le seul dommage subi en France. Or, les mesures de filtrage demandées peuvent avoir une incidence sur la qualité globale du service offert par Yahoo! : elles vont par exemple nécessairement ralentir les temps d’accès au site de Yahoo!. Dès lors, la question reste posée de savoir si les mesures qui seront mises à la charge de la société Yahoo!, ne vont pas excéder la stricte réparation du préjudice subi en France, puisqu’elles vont affecter tous les utilisateurs de Yahoo!. Elles peuvent également empêcher des internautes autres que français d’accéder aux enchères litigieuses, c'est-à-dire des ressortissants de pays dans lesquels les sites litigieux ne seront pas illicites. Un commentateur souligne ainsi que l’« on peut néanmoins regretter que le Juge saisi n’ait pas pris davantage en considération le caractère disproportionné d’une éventuelle solution technique au regard du but poursuivi »[19].

1.2.2. La détermination des contenus devant être filtrés

35. La décision du 22 mai 2000 ordonne à Yahoo! Inc. de :

« prendre toutes les mesures de nature à dissuader et rendre impossible toute consultation sur « Yahoo.com » du service de ventes aux enchères d’objets nazis et de tout autre site ou service qui constituent une apologie du nazisme ou une contestation des crimes nazis ».

36. Ce n’est pas la première fois qu’un juge français se prononce sur ce type de mesure. En 1996, dans une procédure diligentée contre certains fournisseurs d’accès français, l'UEFJ demandait qu'il soit ordonné aux défendeurs sous astreinte d'empêcher leurs clients d'accéder aux messages et serveurs à caractère négationniste. Après divers renvois, l’UEJF demandait ensuite la nomination d’un expert avec pour mission de fournir tout élément d'appréciation utile sur les mesures ou remèdes d'ordre technique de nature à empêcher ou restreindre la diffusion ou la réception sur le territoire de la République de certains messages ou informations disponibles sur le réseau Internet ou sous-réseau, et réputés contraires à la loi réprimant les infractions commises pas voie de communication au public, et en l'occurrence à caractère raciste, antisémite ou négationniste.

37. Or, par une décision en date du 12 juin 1996[20], rendue par le même tribunal, mais par un autre magistrat, l’UEJF avait été déboutée de cette demande en ces termes :

« il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises ; que, par ailleurs, la liberté d'expression constitue une valeur fondamentale, dont les juridictions de l'ordre judiciaire sont gardiennes, et qui n'est susceptible de trouver de limites, que dans des hypothèses particulières, selon des modalités strictement déterminées ; 

Que la mesure d’instruction sollicitée, si elle serait certes de nature à permettre la collecte d’informations intéressantes, en particulier sur un plan technique, ne présenterait cependant pas d’utilité dans le cadre de la présente instance, dont l’issue ne saurait être marqué par l’institution d’un système global de prohibition et de censure préalable, qui au demeurant, eu égard à l’effet relatif de cette décision, ne concernerait qu’une partie de la profession, en encore de manière provisoire ; que s'il est bien certain, et les co-défendeurs se sont dans l'ensemble accordés à le reconnaître, que les craintes manifestées par l'UNION DES ETUDIANTS JUIFS DE FRANCE sont hautement respectables, elles ne peuvent cependant conduire à des constatations générales, dépourvues de surcroît de conséquences pratiques, ou encore à des interdictions que seule la démonstration de manquements précis pourrait le cas échéant légitimer

38. C’est donc le caractère général de la demande qui avait motivé le refus du juge. Or, la mesure prononcée le 22 mai 2000 présente également un caractère général, notamment en ce qui concerne les mesures de nature à empêcher l’accès à « tout autre site ou service qui constitue une apologie du nazisme ou une contestation des crimes nazis. »

39. Une telle mesure, par son caractère générique, semble donc contraire aux dispositions de l’article 5 du Code civil, aux termes duquel « il est défendu aux juges de prononcer par voie de dispositions générales et réglementaires sur les causes qui leur sont soumises ».

40. De même, selon l’article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986, modifiée par la loi du 1er août 2000, l’hébergeur peut être tenu responsable si ayant été saisi par une autorité judiciaire, il n’a pas agi pour empêcher l’accès au contenu illicite. Il est vrai que la loi ne le précise pas, mais encore faut-il que le contenu illicite ait été identifié.

41. Or, à l’exception des deux sites visés dans l’assignation de l’UEJF, les contenus litigieux n’ont pas été déterminés avec précision dans l’ordonnance en date du 22 mai 2000. Certes, le service d’enchères de vente aux enchères d’objets nazis est identifié, en ce qu’il concernerait les ventes offertes via une recherche sur le site d’enchères avec le mot clé « nazi ». La plupart des objets mis en vente le sont sous une rubrique « antiquités/militaire/deuxième guerre mondiale ». cependant, il n’y a pas de rubrique spécifique pour les objets nazis, qui sont vendus avec d’autres objets relatifs à la seconde guerre mondiale.

42. La décision de la Cour de cassation en date du 18 mars 2000[21], citée par l’assignation de l’UEJF n’indique pas que toute vente d’un objet nazi relève nécessairement d’une entreprise de banalisation du nazisme et de l’antisémitisme.

43. La Cour d’appel de Paris, dans une décision en date du 28 février 1997 avait débouté l’UEJF, d’une demande d’interdiction de la vente d’objets nazis par catalogue, au motif que la vente des objets critiqués, bien que dépouilles ou pseudo-dépouilles du nazisme, n'est interdite par aucun texte législatif ou réglementaire, qu'elle peut donc s'exercer dans le cadre des libertés constitutionnelles, qu'un objet n'est pas porteur en soi d'une idéologie et que sa commercialisation est licite si elle n'est accompagnée, ce qui en l'espèce n'est ni démontré ni même allégué, de messages de discrimination raciale ou de prosélytisme en faveur d'un régime totalitaire et criminel. L’arrêt a été annulé car figurait en tête du catalogue édité un avertissement prétendant que les activités allemandes durant la période considérée méritaient de se voir reconnaître, au plan de la mémoire, un rang d'égalité avec celui des faits d'armes alliés, ce qui tendait à banaliser le nazisme et l'antisémitisme.

44. Est-il certain que tous les objets nazis mis en ligne sur le site de Yahoo! sont nécessairement offerts dans le but de promouvoir les idées du régime nazi ou des idées racistes et antisémites, ou de porter atteinte à la dignité des déportés ? On trouve une majorité d’objets qui rentrent dans cette catégorie, ceci est incontestable. On trouve également : des photographies de la France pendant l’occupation, des timbres (et même un timbre « anti-Hitler »), des pièces de monnaie, des modèles d’avion de la Luftwaffe (armée de l’air) : pour ce type d’objets, comment tracer la frontière entre évocation historique et banalisation du nazisme ?

45. On doit considérer dès lors que l’ordonnance est motivée implicitement par la considération que les ventes aux enchères sur Internet d’objets évoquant le régime nazi sont en soi prohibées en ce qu’elles contribuent à la banalisation du nazisme, indépendamment de la motivation du vendeur et de la nature de l’objet vendu.

46. En conclusion sur ce point, on ne peut que souhaiter que l’ordonnance qui déterminera les éventuelles mesures mises à la charge de Yahoo! soit plus précise quant à la détermination des contenus à filtrer.

1.2.3. Faut-il filtrer Internet en fonction de la nationalité ?

47. Afin de résoudre le problème en l’état insoluble du respect des législations nationales sur un réseau par nature universel, certains envisagent la création de certificats numériques : selon leur nationalité les internautes pourront ou non accéder à certains contenus[22].

48. Cette perspective n’est guère réjouissante : les abus commis par une minorité serviraient de prétexte pour empêcher le plus grand nombre de bénéficier de la libre circulation des informations offerte par Internet. On peut s’interroger la compatibilité de telles mesures avec certains principes fondamentaux :

> aux termes de l’article 10-2 de la Convention européenne des droits de l’Homme, les limites à la liberté d’expression, pour être justifiées, doivent être des « mesures nécessaires, dans une société démocratique ». De telles mesures, à savoir obliger tous les internautes à disposer d’un « passeport numérique » seraient-elles proportionnées ?

> la loi du 10 janvier 1978, dite loi informatique et libertés, de même que la directive du 24 octobre 1998 sur les données personnelles, l’article 9 du Code civil et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme protègent le droit à la vie privée. Le droit de pouvoir consulter anonymement un site Internet est une des conséquences de ce droit à la vie privée. Le filtrage des contenus en fonction de la nationalité ne risque-t-il pas de se faire en contradiction avec ces principes[23] ?

49. En conclusion, l’affaire Yahoo! pose plus de problèmes qu’elle n’en résout, et ces questions demeureront, quelques soient les conclusions des experts. En réalité, la véritable motivation du juge semble résider non tant dans le droit positif que dans la recherche d’une idée de justice universelle.

2. Le véritable fondement de la décision : l’invocation du droit naturel

50. Yahoo! invoque la législation américaine, et plus particulièrement le célèbre 1er amendement de la Constitution, qui garantit une liberté d’expression absolue aux américains, viscéralement attachés à cette liberté considérée comme fondamentale. Aux yeux des américains, toute loi restreignant la liberté de parole est une forme de censure, et la censure est le pire des maux. Le 1er amendement protège donc également la diffusion de propos racistes et antisémites. On préfère la confrontation des idées, plutôt que leur interdiction, aussi extrêmes soient-elles. Il s’agit d’une différence culturelle fondamentale entre l’Europe et les Etats-Unis.

51. Marc Knobel, dans une tribune parue dans le journal Libération, « Non à l’Internet de la haine »[24], souligne que le cas des Etats-unis est unique, par rapport à la situation en vigueur dans la plupart des autres démocraties. Il invoque notamment le pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies ainsi que la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, qui visent à lutter contre la diffusion d’idées fondées sur la supériorité raciale ou les activités organisées qui incitent et encouragent la discrimination raciale.

52. Dans un ouvrage d’initiation à la philosophie du droit[25], Bruno Oppetit, après avoir analysé différents courants de pensée, examine la manière dont la philosophie du droit trouve une correspondance dans nos sociétés modernes. Il distingue un courant positiviste et un courant idéaliste. Analysant les manifestations de cet idéalisme juridique, il identifie l’évocation du droit naturel et il relève : « parfois le juge, démuni par le droit formel d’arguments suffisamment forts et pertinents pour étayer son raisonnement, éprouve la nécessité de se référer à une notion d’ordre idéal, qui renforce son argumentation tout en restant extérieure au droit positif et à son corpus réglementaire. »[26]

53. C’est en effet le droit naturel qui manifesterait l’obligation pour la règle de droit d’apparaître comme une règle de raison et de justice, une norme absolue du bien et du mal, la recherche d’un principe de justice universelle. Le droit naturel s’oppose à l’idée que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Il y a un étalon du juste qui serait indépendant du droit positif et lui serait supérieur[27].

54. Or, lorsque le juge invoque « l’offense à la mémoire collective du pays profondément meurtri par les atrocités commises par et au nom de l’entreprise criminelle nazie à l’encontre de ses ressortissants et surtout à l’encontre de ses ressortissants de confession juive », ne fait-il pas en réalité appel à ce fondement du droit naturel ? Le droit naturel mis en exergue ici serait celui du nécessaire respect de la dignité humaine et de la mémoire des victimes des barbaries humaines.

55. Le juge n’oppose t-il pas au principe de la liberté individuelle incarnée par le 1er amendement de la Constitution américaine, la nécessité pour un groupe international et un acteur important de l’Internet de se doter d’une éthique ? Dans une interview accordée au journal Transfert, le magistrat précise d’ailleurs sa pensée : « L’affaire Yahoo! pose une question : certaines sociétés ne vont-elles pas devoir réfléchir, pour préserver leur image de marque, à une ligne de moralité publique internationale acceptable par tous ? »[28]. Finalement, l’objectif serait de mettre les grands acteurs américains de l’Internet face à leurs « obligations naturelles » ou éthiques.

56. En droit américain les ventes aux enchères d’objets nazis sont licites. Cependant, les grands acteurs américains de l’Internet pourraient faire le choix contractuel de refuser sur leurs propres sites de telles enchères. Ainsi, ils cesseraient de donner une publicité contestable à ces pratiques. Les conditions générales des services de Yahoo! précisent d’ailleurs que les utilisateurs du service s’engagent à ne pas transmettre tout contenu qui pourrait être constitutif de provocation à la haine ou à la discrimination raciale ou ethnique[29]. Pourquoi Yahoo! n’appliquerait-elle pas ses propres conditions générales ? Yahoo! ne se défend pas sur ce terrain, elle invoque la loi américaine et le caractère inadéquat de la règle de conflit de loi retenue par le juge et des mesures ordonnées.

57. Sans doute a t-elle raison en ce que le droit français ne peut prétendre régir l’ensemble des contenus diffusés sur Internet. Mais la question morale posée par la LICRA, l’UEJF et le MRAP à Yahoo! demeure aujourd’hui sans réponse alors que le débat juridique et technique risque de s’enliser.

V.S.


Notes

[1] <http://auctions.yahoo.com>.

[2] <http://www.geocities.com>.

[5] Julie Krassovsky, « Affaire Yahoo ! : le collège d’experts est nommé », Transfert.net, 20 septembre 2000, <http://www.transfert.net/fr/cyber_societe/article.cfm?idx_rub=87&idx_art=1793>.

[6] Valérie Sédallian, « A propos de la responsabilité des outils de recherche », Juriscom.net, 19 février 2000, <http://www.juriscom.net/chr/2/fr20000219.htm> et voir assignation de l’UEJF, partie III en ligne à : <http://www.juriscom.net/txt/jurisfr/cti/tgiparis20000522-asg.htm>.

[7] Sur le droit international privé, voir notamment : Batiffol et Lagarde, Droit international privé, LGDJ, 8ème édition 1993 ; P.Guiho, Le droit international privé, l’Hermès 1995 ; Y. Loussouam et P. Bourel, Droit international privé, précis Dalloz.

[8] Cass. Civ 1ère  14 janvier 1997, D. 1997, Jur. p. 177, note Santa Croce.

[9] CA Paris 1er février 1989 D. 1990.48.

[10] En ce sens : affaire Faurisson : TGI Paris, 13 novembre 1998 ; affaire Nart, TGI Paris, 3 mai 2000 ; affaire SG2 c/ Brokart (Payline), TGI Nanterre 13 octobre 1997. Toutes ces décisions sont reproduites sur les sites : <http://www.juriscom.net> (aff. Payline) et <http://www.legalis.net> (aff. Faurisson et Nart).

[11] Lionel Thoumyre, « Sommes nous prêts à accepter les conséquences de la mondialisation de l’information  », propos recueillis par Acacio Pereira, Le Monde, 13-14 août 2000, p. 5.

[12] Etienne Wery, « Aspects internationaux du réseau (DIP) : à propos de l’affaire Yahoo !, Droit et Nouvelles technologies, 26 mai 2000,  <http://www.droit-technologie.org/2_1.asp?actu_id=959353312&month=5&year=2000>.

[13] Alain Bensoussan (sous la direction de), Internet, aspects juridiques, éditions Hermès 1996, p.123.

[14] Article préc.

[15] Affaire J. Dumont c : société François Charles Oberthur fiduciaire, Jurisdata n° 103622.

[16] Article préc.

[17] Propos recueillis par Edouard Launet, Libération, 16 juin 2000.

[18] Paris 19 mars 1984 D ; 1985, IR, p. 179 pour une atteinte à la vie privée par voie de presse ; Cass. 1ère 16 juillet 1997, JCP E 1997, pan. 1087 en matière de contrefaçon ; CJCE 7 mars 1997 Shevill c/ Presse Alliance, Légipresse avril 1996, n° 130-III p. 46 pour une affaire de diffamation.

[19] Jean-Christophe Galloux, Revue communication Commerce électronique, septembre 2000, p. 20.

[21] N°97-13857, inédite.

[22] Entretien avec Lawrence Lessing, recueilli par Florent Latrive, « Les lois invisibles du réseau », Libération, 2 juin 2000.

[23] En ce sens, Etienne Wery, préc.

[24] Libération,  21 juillet 2000, p. 5.

[25] Bruno Oppetit, Philosophie du droit, Précis Dalloz, 1999.

[26] ouvrage préc. N°93.

[27] ouvrage préc. N° 32.

[28] Propos recueillis par Julie Krassovsky et Sylviane Stein, « Dans quatre ans le Web sera régulé », Transfert, n°8, octobre 2000, p. 77.

[29] article 6 a) : “You agree to not use the Service to upload, post, e-mail, transmit or otherwise make available any Content that is unlawful, harmful, threatening, abusive, harassing, tortious, defamatory, vulgar, obscene, libelous, invasive of another's privacy, hateful, or racially, ethnically or otherwise objectionable”. <http://docs.yahoo.com/info/terms>.


Voir sur Juriscom.net :

>L'ensemble des éléments du dossier Yahoo! depuis l'assignation en justice ;
>Débat sur l'affaire Yahoo! (Forum de discussions) ;
>Commentaire de l'ordonnance du 20 novembre 2000 (Chroniques francophones)
  par Maître Valérie Sédallian ;
>L'Internet au gré du droit (Travaux universitaires - Études)
  par Renaud Berthou ;
>A Look at how U.S Based Yahoo! was Condemned by French Law
  par Richard Salis ;
>La technique dans la sphère de la normativité : aperçu d’un mode de régulation autonome (Doctrine)
  par Éric Labbé ;
>L'approche communautaire de la responsabilité des acteurs de l'Internet (Professionnels)
  par Maître Cyril Rojinsky ;
>Responsabilité des hébergeurs : détours et contours de l'obligation de vigilance (Professionnels)
  par Lionel Thoumyre.

Voir également :

>"Sommes nous prêts à accepter les conséquences de la mondialisation de l'information ?" (entrevue avec Le Monde)
  par Lionel Thoumyre ;
>Une histoire de la réglementation des réseaux numériques (sur Lex Electronica)
  par Lionel Thoumyre.

 

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