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Rubrique : chroniques francophones / volume 2 / France
Mots clés : responsabilité, prestataires, hébergeurs, portails, international
Citation : Valérie SÉDALLIAN, "Commentaire sur l'affaire Yahoo! (2)", Juriscom.net, 12 janvier 2001
Première publication : Juriscom.net, une version antérieure été publiée dans les Cahiers Lamy droit de l'informatique et des réseaux, n°131, décembre 2000


Commentaire de l'affaire Yahoo! (2)

À propos de l'ordonnance du Tribunal de grande instance de Paris du 20 novembre 2000

Par Maître Valérie Sédallian
Avocate à la Cour de Paris
www.internet-juridique.net

email : sedallian@argia.fr


Introduction

1. L’affaire Yahoo! est une décision qui fera date dans l’élaboration du droit relatif à Internet. La décision rendue par le Juge Gomez s'attaque à la fois aux conflits de juridiction et de valeurs, en ordonnant des mesures techniques et en remettant en cause une norme globalisante : celle de la liberté d'expression à l'américaine.

2. En effet, le 20 novembre 2000, le Tribunal de grande instance de Paris a confirmé sa précédente ordonnance en date du 22 mai 2000[1]. Passé un délai de trois mois à compter de la notification de la décision, Yahoo Inc doit satisfaire aux injonctions contenues dans l’ordonnance du 22 mai, et ce sous astreinte de 100 000 francs par jour de retard, à savoir :

« prendre toutes mesures de nature à dissuader et à rendre impossible toute consultation sur « yahoo.com » du service de vente aux enchères d’objet nazis et de tout autre site ou service qui constitue une apologie du nazisme ou une contestation des crimes nazis. »

3. Les mesures à mettre en œuvre sont celles détaillées dans le rapport du collège des experts nommés suite à une ordonnance intermédiaire en date du 11 août 2000.

4. Yahoo! France a également été mise en cause dans cette affaire non en ce qu’elle aurait permis l’accès à des ventes aux enchères d’objets nazis, mais en raison des liens qu’elle propose sur son annuaire vers le site de Yahoo! Inc., lequel propose lui-même des liens vers des sites dont le contenu constitue une infraction à la loi française (sites révisionnistes par exemple), ou vers son site d’enchère américain, qui comporte la vente aux enchères d’objets nazis.

5. L’ordonnance du 22 mai 2000 avait mis à la charge de Yahoo! France des mesures d’information avant que l’internaute ne poursuive ses recherches sur « Yahoo.com ». L’avertissement demandé avait été mis en place par Yahoo! France sur certaines catégories de son annuaire et notamment dans sa rubrique consacrée à la Shoah. Le juge constate que cette mesure satisfait en grande partie à la lettre et à l’esprit de sa décision en date du 22 mai 2000, mais lui ordonne toutefois de faire apparaître cet avertissement aux internautes avant même que ceux-ci fassent usage du lien avec « Yahoo.com ».

6. Nous avons déjà analysé plusieurs aspects de cette affaire dans un précédent commentaire auquel nous renvoyons le lecteur[2]. L’ordonnance du 20 novembre 2000 apporte certaines précisions sur les critères de rattachement du litige au droit français. Le dossier s’est à présent enrichi du rapport des experts qui détaillent les mesures permettant de filtrer l’accès à un contenu en fonction de l’origine géographique des internautes. Enfin, la question de la responsabilité de Yahoo! France en raison des liens indirects faits vers le site de « Yahoo.com » mérite d’être évoquée. Nous examinerons ces trois points successivement.

I. Le droit applicable

7. Nous avons déjà évoqué dans notre précédent commentaire la jurisprudence qui considère que le droit français doit être appliqué dès lors que le contenu en cause est accessible depuis le territoire français. Or, cette situation est inhérente à la nature d’Internet : par définition un contenu accessible sur Internet est accessible depuis tout pays connecté au Réseau.

8. Nous restons convaincue que les critères de rattachement d’un litige impliquant un contenu diffusé sur Internet devront évoluer et que le rattachement à la loi française doit naître d’un principe objectif. Une décision de la Cour d’appel de Paris s’est d’ailleurs déjà prononcée en ce sens, en appliquant la loi du « lieu du site » sur lequel les propos avaient été publiés, à savoir en l’espèce la loi suisse, ce qui ne l’a pas empêché de condamner l’auteur des propos pour diffamation[3]. Dans ce cas, la Cour a fait application du critère dit de la loi du lieu d’émission, par opposition au critère de la loi du lieu de réception.

9. L’ordonnance du 22 novembre 2000 est plus motivée que les précédentes ordonnances sur les raisons ayant conduit le juge à appliquer la loi française :

« Attendu que s’il est exact que le site "Yahoo Auctions" en général, s’adresse principalement à des internautes basés aux Etats-Unis eu égard notamment à la nature des objets mis en vente, aux modes de paiement prévus, aux conditions de livraison, à la langue et à la monnaie utilisées, il n’en est pas de même des enchères d’objets représentant des symboles de l’idéologie nazie qui peuvent intéresser et sont accessibles à toute personne qui souhaite les suivre, y compris aux Français ;

Que, par ailleurs, et comme il a déjà été jugé, la simple visualisation en France de tels objets constitue une violation de l’article R.645-1 du Code pénal et donc un trouble à l’ordre public interne ;

Qu’en outre, cette visualisation cause à l’évidence un dommage en France aux associations demanderesses qui sont fondées à en poursuivre la cessation et la répération ;

Attendu enfin que Yahoo sait qu’elle s’adresse à des français puisque, à une connexion à son site d’enchères réalisée à partir d’un poste situé en France, elle répond par l’envoi de bandeaux publicitaires rédigés en langue française ;

Qu’est ainsi suffisamment caractérisé en l’espèce le lien de rattachement avec la France, ce qui rend notre juridiction parfaitement compétente pour connaître la demande ;

Que les éventuelles difficultés d’exécution de notre décision sur le territoire des Etats-Unis, invoquées par Yahoo! Inc. ne sauraient fonder à elles seules une exception d’incompétence ;

Que celle-ci sera donc rejetée ; »

10. La possibilité de visualiser en France les objets litigieux reste donc le fondement principal de l’application de la loi française. En outre, les experts ayant relevé lors de leurs opérations que le site américain affichait des bandeaux publicitaires en français lors d’une connexion à partir du fournisseur d’accès à Internet Grolier (Club-Internet), le juge en a déduit que la société Yahoo! Inc. savait qu’elle s’adressait à des français.

11. Ces éléments sont-ils suffisants pour appliquer la loi française ? Le fait que les bandeaux publicitaires puissent s’afficher en français ne nous semble pas suffisant pour retenir l’application de la loi française, dès lors que tous les autres critères (nature des objets mis en vente, modalités de paiement et de livraison, langue, monnaie utilisée, nationalité des vendeurs, loi applicable à Yahoo! Inc.) militeraient au contraire pour l’application de la loi américaine. Et si les objets peuvent être visualisés en France, une démarche active d’un internaute français est nécessaire à cet effet : il ne suffit pas de se connecter sur le site de Yahoo! Auctions pour voir les objets nazis, il faut également une volonté de recherche de ces objets.

12. On répliquera que le fait de renoncer à appliquer les lois nationales reviendrait à reconnaître que la seule loi applicable sur Internet est la « lex americana »[4] et, plus précisément, l’application de la loi américaine à la liberté d’expression.

13. Reste une troisième voie à explorer qui conduirait, non pas à l’application de la loi française stricto-sensu, mais à l’application du droit international et à la reconnaissance que ce droit international doit primer sur le droit américain. Les crimes des nazis ont été jugés par un tribunal international auquel font d’ailleurs référence les textes français[5] qui ne visent pas en tant que tels les « nazis », mais « une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945. » Ils ont été définis comme crimes contre l’humanité par ce même statut.

14. Par ailleurs, l’article 20 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies, entré en vigueur le 23 mars 1976[6], dispose que :

« 1. Toute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi.

  2. Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence est interdit par la loi. »

15. Les Etats-Unis ont ratifié ce pacte. Néanmoins, ils ont émis une réserve sur cet article 20 :

« L'article 20 n'autorise pas les États-Unis et n'exige pas d'eux qu'ils adoptent des lois ou autres mesures de nature à restreindre la liberté d'expression et d'association protégée par la Constitution et les lois des États-Unis. »

16. La société Yahoo! Inc. qui refuse d’ores et déjà sur son service d’enchères les ventes d’organes humains, de drogue, d’ouvrages ou objets en rapport avec la pédophilie, de cigarettes ou d’animaux vivants, comme le relève l’ordonnance du 20 novembre 2000, pourrait éventuellement accepter d’étendre aux objets de propagande du régime nazi, ses interdictions, et ce en application de principes trouvant leurs fondements dans des textes supra-nationaux[7].

17. Ainsi, comme plusieurs autres sites d’enchères, Yahoo! a récemment refusé la vente aux enchères du badge de prisonnier de Kevin Mitnick (le hacker américain), ce dernier symbolisant un passé criminel[8]. Le juge l’encourage dans cette voie :

« Attendu qu’il lui coûterait fort peu d’étendre ces interdits aux symboles du nazisme et une telle initiative aurait le mérite de satisfaire à une exigence éthique et morale que partagent toutes les sociétés démocratiques ».

18. Toutefois, en l’absence de volonté de la société Yahoo! Inc. en ce sens, le juge a recherché, une fois l’application de la loi française retenue, les moyens de rendre sa décision opérationnelle, sans l’imposer aux internautes des autres pays.

II. Les mesures techniques imposées par l’ordonnance

19. Le 11 août 2000, une expertise avait été confiée à un collège d’experts internationaux, afin notamment de décrire « les procédures de filtrage pouvant être mises en œuvre par la société Yahoo! Inc. pour interdire l’accès aux internautes opérant à partir du territoire français à des rubriques qui pourraient être jugées illicites par les autorités judiciaires françaises. »

20. Le rapport des experts a été déposé et même rendu public[9]. Le jugement reprend les parties essentielles de ce rapport, à savoir la partie « avis des consultants » et la partie « les réponses des consultants », allant jusqu’à reproduire le texte en anglais de la partie divergente de l’avis de Vinton Cerf.

A. Les conclusions des experts

21. Les experts rappellent que le protocole Internet (IP) associe l’adresse IP de l’émetteur à celle du destinataire de chaque paquet d’informations transmis. Le site Internet consulté est ainsi capable de connaître l’adresse IP de l’émetteur (l’internaute demandeur d’informations). Pour simplifier, cette adresse IP permet d’identifier le réseau auquel appartient le fournisseur d’accès.

22. Dans une proportion évaluée à 70 % des cas, l’adresse IP sera identifiée comme ayant été attribuée à un fournisseur d’accès français. Ce chiffre de 70 % a été calculé à partir des informations fournies par l’AFA, Association des fournisseurs d’accès et de services Internet, et concerne les connexions effectuées depuis un domicile privé. Dans une proportion estimée à 20% des cas, l’adresse IP attribuée par le fournisseur d’accès ne permet pas de fournir une indication sur l’origine géographique de l’internaute : ceci concerne notamment les fournisseurs d’accès internationaux du type AOL, ou encore, certains réseaux privés de grandes entreprises. D’autres exceptions concernent les internautes désireux de dissimuler leur adresse IP, et qui ont recours à des services d’anonymisation, du type « anonymizer.com ».

23. Aucune technique de filtrage connue à ce jour ne permet donc de repérer l’ensemble des internautes français ou connectés à partir du territoire français. Le collège des consultants a alors proposé de faire souscrire une déclaration sur l’honneur de la nationalité. Cette déclaration serait souscrite, lors de la première connexion au site litigieux, ou lors d’une recherche d’objets nazis.

24. L’ordonnance a ajouté le contrôle par Yahoo! Inc. du lieu de livraison des objets nazis. Or, à la différence d’un site de vente comme Amazon, ce n’est pas Yahoo! Inc. qui vent directement les objets en cause, mais les personnes qui utilisent le service d’enchères : sauf erreur de notre part, Yahoo! Inc. n’a pas les moyens d’empêcher des livraisons qui seraient destinées à la France. Le texte pénal visé dans l’ordonnance ne prohibe pas au surplus la vente d’objets nazis, seulement leur exhibition.

25. Enfin, l’ordonnance suggère de compléter ces mesures par l’analyse de la version linguistique du navigateur. Une fois connue ou déterminée la nationalité, reste à déterminer la manière dont elle sera exploitée. Les consultants, après avoir relevé que les objets nazis sont généralement décrits comme tels par les vendeurs, suggèrent que Yahoo! Inc. mette en place un filtrage en sélectionnant une dizaine de mots clés du type « nazi ». Tous les objets incluant le mot « nazi » dans leur description seraient exclus du résultat de la recherche ou, encore, le moteur refuserait d’exécuter les recherches sur le mot clé « nazi » provenant des internautes identifiés comme français.

B. Ces mesures sont-elles opportunes ?

26. Ces mesures ont été présentées par certains comme des mesures de censure, alors même que le texte visé prohibe l’exposition, pas la consultation. D’autres les considèrent comme « privaticides » en ce sens qu’elles obligent Yahoo! Inc. à collecter et traiter des données personnelles, en violation des législations protégeant la vie privée[10]. A noter que cette question a fait l’objet de l’avis divergent de Vinton Cerf, objection à laquelle l’ordonnance n’a pas répondu.

27. D’autres craignent que cette décision ne créé un précédent et ne soit utilisée par d’autres pays, pour imposer à des sites situés à l’étranger des mesures similaires, dès lors que leur contenu contrevient aux lois locales[11]

28. Vinton Cerf a ainsi objecté que l'instauration de systèmes de blocage sur Internet « qui compte 100 millions de sites aujourd'hui et en comptera un milliard dans cinq ans »  pourrait aboutir à « bloquer tout le système »[12].

29. La question de savoir si l’application du droit doit dépendre de l’état de la technique est soulevée. D’autres applaudissent au contraire, saluant le courage du juge, sa recherche d’une solution pragmatique et la victoire de la raison démocratique dont les thèses l’ont emporté sur celles des libertaires[13].

30. Nous nous bornerons à rappeler quelques points qui méritent d’enrichir ce débat passionné :

> A l’audience des débats, le substitut du Procureur Pierre Dillange s'est, quant à lui, interrogé sur l'efficacité des injonctions qu'un juge français pourrait donner à une société américaine pour un site qui n'est pas prioritairement destiné aux Français et n'est pas illégal aux Etats-Unis. « Il faut trouver des moyens susceptibles d'exécution », a-t-il dit, en déclarant que s'il était « inadmissible que la société Yahoo puisse être le support de ce genre de choses », il s'agissait de « la rançon de la liberté de circulation des idées par delà les frontières »[14]. Il a rappelé que la justice française devait statuer dans la mesure de ce qui est possible et réalisable, et considéré qu’en l’absence de fiabilité à 100 %, les mesures techniques ne devaient pas être imposées à Yahoo![15]. Il semble en effet difficile, en cas de non respect de l’injonction, de savoir si cela résulterait d’une volonté délibérée de Yahoo! Inc. ou du manque de fiabilité des mesures techniques mises en place, comme le souligne à juste titre la note en délibéré de Maître Pecnard[16] ;

> Comment l’expert français, chargé par le juge de faire un rapport sur les conditions d’exécution des termes de l’ordonnance, pourra-t-il accomplir pleinement sa mission sans se rendre en Californie, au lieu d’exploitation des services de Yahoo! ? Or cette mesure empièterait directement sur la souveraineté américaine. Indépendamment des problèmes d’exequatur aux Etats-Unis de la décision rendue, il nous semble que l’on touche aux limites de l’extra-territorialité de la loi française : selon l’article 733 du Nouveau Code de procédure civile, « le juge peut, à la demande des parties, ou d'office, faire procéder dans un État étranger aux mesures d'instruction ainsi qu'aux autres actes judiciaires qu'il estime nécessaires en donnant commission rogatoire soit à toute autorité judiciaire compétente de cet État, soit aux autorités diplomatiques ou consulaires françaises. » En d’autres termes, une commission rogatoire internationale semblerait nécessaire pour vérifier l’exécution de la décision ;

> L’ordonnance considère que Yahoo! Inc. peut contrôler le lieu de livraison des objets nazis. Or, à la différence d’un site de vente comme Amazon, ce n’est pas Yahoo! Inc. qui vent directement les objets en cause, mais les personnes qui utilisent le service d’enchères : sauf erreur de notre part, Yahoo! Inc. n’a pas les moyens d’empêcher des livraisons qui seraient destinées à la France. Le texte pénal visé dans l’ordonnance ne prohibe pas au surplus la vente d’objets nazis, seulement leur exhibition ;

> 100% des consultants du site d’enchères de Yahoo! non identifiés comme français, c'est-à-dire la majorité, vont devoir répondre au questionnaire sur leur nationalité ;

> La loi française s’applique au territoire français, non en fonction de la nationalité des internautes : c’est en réalité une déclaration de résidence qu’il faudrait faire souscrire aux internautes ;

> L’ordonnance du 22 mai 2000 ne visait pas seulement le site de vente aux enchères de Yahoo!, mais également l’ensemble des sites qui constituaient une apologie du nazisme ou une contestation des crimes nazis. Sur ce point, les experts n’ont pas proposé de solution qui permettrait de filtrer ces sites, en relevant que les griefs à l’encontre de ces sites ne sont pas relevés avec suffisamment de précision pour proposer des solutions techniques adaptées et opérationnelles :  les mesures proposées « ne peuvent être généralisées à tous les sites et services du net ». L’ordonnance du 20 novembre 2000 précise que le site diffusant l’ouvrage Mein Kampf est compris dans la formule « et de tout autre site ou service qui constitue une apologie du nazisme ». Ainsi, cette affaire n’apporte pas de réelle solution au problème de la diffusion de contenus faisant l’apologie du nazisme depuis des sites américains, quand bien même on se limiterait au service d’hébergement de sites personnels Geocities, exploité par Yahoo! Inc.

C. Ces mesures sont-elles efficaces ?

31. Le rapport des experts souligne en premier lieu que, en l’état, environ 70% des adresses IP des internautes résidant sur le territoire français peuvent être identifiés comme françaises. Ce chiffre a lui-même été évalué à partir des indications fournies par l’AFA, Association française des fournisseurs d’accès. Les consultants soulignent que ce chiffre peut évoluer dans l’avenir, si les techniques d’encapsulation se développent, les fournisseurs d’accès s’internationalisent et les internautes cherchent de plus en plus à protéger leur vie privée. Il est donc sous-entendu que le chiffre de 70% peut diminuer dans l’avenir. Deux consultants ont eu alors l’idée de faire souscrire une déclaration de nationalité aux internautes non identifiés comme se connectant depuis le territoire français. Vinton Cerf, le troisième consultant, a lui émis des réserves sur cette approche, au motif que les internautes peuvent mentir délibérément et que cette technique peut être considérée comme une atteinte à la vie privée.

32. Un autre chiffre peut être avancé : 100 % des internautes qui souhaiteraient contourner le filtrage vont vraisemblablement être en mesure de le faire. L’ordonnance donne déjà trois moyens de contourner ce filtrage : utiliser AOL comme fournisseur d’accès, passer par un service d’ « anonymisation », utiliser un navigateur en langue anglaise.

33. Par ailleurs, une fois déterminée l’origine géographique d’un internaute, il faut pouvoir exploiter cette donnée : c’est l’objet du filtrage par mots clés. Or, le filtrage par mots-clés a ses limites. Il existe d’ailleurs un précédent : un jugement du Tribunal de grande instance de Nanterre en date du 24 mai 2000 a relevé que : « En l’espèce, la détection du site illicite aurait pu être réalisée par l’emploi d’un moteur de recherches interne basé sur des mots clés évoquant l’idéologie nazie et le martyr juif ; cependant, une recherche effectuée postérieurement à la délivrance de l’assignation démontre que, basée sur les mots les plus courants suggérés par l’UEJF tels : nazi - Hitler – heil – juif , elle débouche sur un répertoire de 12 000 pages environ dont la plus grande majorité est soit d’inspiration historique, soit inspirée par la lutte anti-raciste. »[17]

34. Il est vrai que dans le cas du site aux enchères de Yahoo!, ce constat n’est pas totalement applicable dans la mesure où une recherche sur le mot clé « nazi » donne une majorité d’objets que l’on peut qualifier d’objets faisant l’apologie du nazisme. Comme le souligne le rapport : « de nombreux objets nazis sont bien présentés comme tels par leur propriétaire ». Reste que certains objets mis en vente avec le mot « nazi » dans la description ne sont pas des symboles du nazisme, tel ce timbre « anti-hitler »[18]. On rétorquera que c’est le prix à payer pour filtrer ces enchères odieuses.

35. Les consultants ont également souligné que, pour optimiser ce filtrage, il faudrait sélectionner une dizaine de mots clés associés aux opérateurs de recherche. Or, l’ordonnance ne donne aucune précision sur les autres termes à utiliser. Par exemple « flag + nazi », permet d’affiner et de ne bloquer que les objets décrits comme étant un drapeau nazi. Une recherche sur le mot clé « hitler » donne également accès à des livres sur Hitler, c'est-à-dire que, dans ce cas, le résultat d’objets « non nazis » obtenus augmente notablement. Une recherche sur le mot « holocaust » donne en majorité une liste d’ouvrages relatifs à des témoignage sur l’Holocauste. Une recherche sur « german + wwii » donne également accès à des objets symboles du nazisme, sans que le terme « nazi » ne figure nécessairement dans la description de l’objet.

36. Quels sont, dès lors, les mots clés à utiliser, mis à part le terme « nazi », visant à optimiser ce filtrage ? Compte tenu du montant de l’astreinte infligée à Yahoo! en cas de non mise en place des mesures de filtrage, il aurait été légitime que l’ordonnance soit plus précise quant aux critères de détermination de ces mots clés. En outre, ces critères devront peut-être évoluer avec le temps pour tenir compte des éventuelles mesures de contournement qui seraient prises par les vendeurs de ce type d’objets.

37. Certains concurrents de Yahoo!, et notamment le service de vente aux enchères E-Bay, indiquent avoir déjà mis en place un service permettant de bloquer l’accès aux annonces non conformes selon la nationalité[19]. En réalité, ce système utilise non la nationalité, mais la langue du navigateur, il suffit donc de se procurer un navigateur en langue anglaise pour échapper à ce filtrage. Surtout, le système mis en place aujourd’hui par E-Bay bloque également l’accès à des objets qui n’ont rien d’illégal : notamment, toute la catégorie « seconde guerre mondiale » est bloquée si l’on tente de consulter les annonces avec un navigateur en langue française. Ce point est sans doute anecdotique mais il démontre que la détermination de l’ampleur du filtrage est un point délicat du système, sauf à accepter de filtrer plus large, c'est-à-dire d’inclure des objets « non nazis ».

38. En tous cas, cette affaire n’a pas fini de susciter l’intérêt des médias et des juristes : le 21 décembre 2000, Yahoo! a annoncé avoir saisi la justice américaine pour qu’elle vérifie la compatibilité de la décision française en droit américain, et la compétence d'un juge français pour ordonner une mesure d'injonction à l'encontre d'une société étrangère[20]. Yahoo! a donc pris les devants avant même que l’astreinte prononcée ne commence à courir (le délai est de trois mois à compter de la notification de la décision) et sollicite le juge américain dont la décision pourrait être rendue courant mars 2001. Sans doute une autre décision qui fera date dans l’histoire du droit de l’Internet.

III. La responsabilite de Yahoo! France du fait des liens hypertextes vers Yahoo! Inc.

39. Nous commenterons brièvement cette partie de la décision. Nous avions souligné dans une précédente chronique[21] qu’en matière de responsabilité du fait des liens, le cas des annuaires internationaux était ambigu, dans la mesure où par le jeu des renvois vers d’autres rubriques, ils offrent des liens vers des sites prohibés en droit français mais licites dans d’autres pays. Nous avions donné l’exemple de la rubrique consacrée au Judaïsme de Yahoo! qui contient un lien vers le site américain, à partir duquel on peut aboutir à des catégories référençant des sites révisionnistes.

40. L’ordonnance du 22 mai 2000 a considéré que les liens vers « Yahoo.com » depuis « Yahoo.fr » devaient être assortis de précautions particulières, à savoir un avertissement que si l’internaute poursuit sa recherche vers ««Yahoo.com»», il peut être amené à consulter des sites dont le contenu constitue une atteinte à la loi française, notamment des sites faisant l’apologie du nazisme et que, dans ce cas, il doit interrompre sa consultation sauf à encourir les sanctions prévues par la législation française.

41. Peu importe que les textes prohibent en réalité la vente ou la diffusion d’écrits négationnistes, et non la consultation ou la lecture à proprement parler, sur le fait que l’ordonnance est peu motivée sur la question de la responsabilité du fait des liens. Peu importe également que cette question de la responsabilité de Yahoo! France en raison des liens vers la version américaine du site relève vraisemblablement, non de la compétence du juge des référés, mais de la celle du juge du fond : à la différence du cas des ventes aux enchères d’objets nazis, il ne nous semble pas qu’il ait été démontré ou invoqué que ces liens constituent un trouble manifestement illicite, qui justifierait la compétence du juge des référés en application de l’article 809 du Nouveau Code de procédure civile. En effet, cette ordonnance a été exécutée par Yahoo! France qui a rajouté dans sa rubrique « Shoah » l’avertissement suivant :

« Avertissement : en poursuivant votre recherche sur Yahoo! US, vous pouvez être amené à consulter des sites révisionnistes dont le contenu constitue une infraction à la loi française et dont la consultation, si vous la poursuivez, est passible de sanctions ».

42. Peut-être que cet avertissement devrait être mis en place dans d’autres catégories « sensibles » comme la catégorie consacrée à l’histoire de la seconde guerre mondiale.

43. Ce qui importe, c’est que le juge va beaucoup plus loin dans son ordonnance du 20 novembre 2000 : il ordonne à Yahoo! France de « faire apparaître l’avertissement dès avant même que ceux-ci ne fassent usage du lien avec « Yahoo.com ».

44. Le juge considère-t-il que l’ensemble de ««Yahoo.com»» est potentiellement contraire à la législation française ? Tout site faisant un lien vers ««Yahoo.com»» doit-il désormais inclure un avertissement similaire ? Cet avertissement doit-il être inclus dans la rubrique de Yahoo! France consacrée aux élections américaines et qui fait des liens vers les rubriques similaires de « Yahoo.com » ? Une telle interprétation serait faire injure à l’intelligence du juge.

45. Force est de constater toutefois que l’ordonnance est curieusement rédigée sur ce point et que le doute demeure sur l’interprétation à donner à cette partie de la décision. Sachant que les ordonnances de ce juge font souvent précédent dans l’élaboration de la jurisprudence liée à Internet, il est permis de s’interroger sur les conséquences qui seront tirées de cette décision en matière de responsabilité du fait des liens.

Conclusion

46. Quelque soit l’opinion personnelle de chacun sur l’opportunité des mesures imposées à Yahoo! Inc., cette affaire a le mérite de nous permettre de débattre d’une question fondamentale : Internet ne connaissant pas de frontières, et les réponses des lois nationales pouvant être divergentes, comment y faire respecter nos propres choix de société, dans le respect de nos libertés publiques ?

V.S.


Notes

[1] Un dossier sur cette affaire est en ligne sur le site Juriscom.net. On peut y consulter les décisions citées : <http://www.juriscom.net/txt/jurisfr/cti/tgiparis20000522.htm>.

[2] Valérie Sédallian, « Commentaire de l’affaire Yahoo! », Juriscom.net,  24 octobre 2000, <http://www.juriscom.net/chr/2/fr20001024.htm> , également édité dans les Cahiers Lamy droit de l’Informatique et des réseaux, novembre 2000, n° 130.

[3] Cour d’appel de Paris, 10 novembre 1999, Jurisdata n° 103622, décision en ligne sur le site Juriscom.net à : <http://www.juriscom.net/txt/jurisfr/cti/caparis19991110.htm>.

[4] Sylvie Rozenfeld, « Commentaire de l’ordonnance de référé du TGI de Paris du 20 novembre 2000 », Legalis.net, actualités de novembre 2000, <http://www.legalis.net/jnet/commentaires/comm_ord_yahoo_201100.htm>.

[5] Article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la négationnisme ; article R 645-1 du Code pénal sur le port ou l’exhibition d’uniformes, insignes ou emblèmes rappelant ceux d’organisations ou de personnes responsables de crimes contre l’humanité.

[6] Voir le site du Haut-commissariat aux Nations-Unies aux droits de l’homme : <http://www.unhchr.ch/french/html/menu3/b/a_ccpr_fr.htm>.

[7] NDLR Juriscom.net : le présent article a été rédigé avant que Yahoo! Inc. n'annonce la suppression pure et simple des ventes aux enchères d'objets nazis. Voir Guillaume Bonjean, « Yahoo.com bannit les objets nazis de ses enchères », ZDnet.fr, 4 janvier 2001, <http://www.zdnet.fr/actu/cgi-bin/affiche.pl?ID=17551>.

[8] Estelle Dumout, « Le badge de taulard de Mitnick interdit d’enchères », ZDnet.fr, 1er décembre 2000, <http://www.zdnet.fr/cgi-bin/affiche.pl?ID=17104>.

[9] Le rapport est disponible sur le site Legalis.net : <http://www.legalis.net/jnet/2000/actualite_11_2000.htm>.

[10] Commentaire d’Etienne Wery sur Droit-technolgies.org, actualités du mois de novembre 2000.

[11] Christophe Agnus, « Editorial sur l’affaire Yahoo! Inc. », Transfert.net, <http://www.transfert.net/fr/apropos/article.cfm?idx_rub=91&idx_art=2620>.

[12] Dépêche AFP du 6 novembre 2000, <http://fr.news.yahoo.com/001106/1/q3gr.html>.

[13] Laurent Joffrin, « Une étape nécessaire mais transitoire », Editorial du 20 novembre 2000, Le Nouvel observateur.

[14] Dépêche AFP du 6 novembre 2000, <http://fr.news.yahoo.com/001106/1/q3gr.html>.

[15] Julie Krassovsky, « Procès Yahoo! : les experts stars d’un jour », Transfert.net, 6 novembre 2000, <http://www.transfert.net/fr/cyber_societe/article.cfm?idx_rub=87&idx_art=2448>.

[17] Jugement disponible sur le site Juriscom.net,
<http://www.juriscom.net/txt/jurisfr/cti/tginanterre20000524.htm>.

[18] <http://page.auctions.yahoo.com/auction/39022335> – enchère qui expire le 13 décembre 2000

[19] Isabelle Dumonteil, « Enchères nazies : les concurrents partisans du filtrage »,  01Net, 22 novembre 2000, <http://www.01net.com/rdn ?oid=129215>.

[20] Voir Lionel Thoumyre, « L’affaire Yahoo! étudiée par la justice américaine », Juriscom.net, actualité du 28 décembre 2000, <http://www.juriscom.net/actu/achv/200012.htm#1228>.

[21] Valérie Sédallian, « A propos de la responsabilité des moteurs de recherche », Juriscom.net, 19 février 2000, <http://www.juriscom.net/chr/2/fr20000219.htm>, également publié dans les Cahiers Lamy droit de l’informatique et des réseaux, mai 2000.


Voir sur Juriscom.net :

>L'ensemble des éléments du dossier Yahoo! depuis l'assignation en justice ;
>Débats sur l'affaire Yahoo! (Forum de discussions) ;
>Commentaire de l'ordonnance du 22 mai 2000 (Chroniques francophones)
  par Maître Valérie Sédallian ;
>L'Internet au gré du droit (Travaux universitaires - Études)
  par Renaud Berthou ;
>A Look at how U.S Based Yahoo! was Condemned by French Law
  par Richard Salis ;
>La technique dans la sphère de la normativité : aperçu d’un mode de régulation autonome (Doctrine)
  par Éric Labbé ;
>L'approche communautaire de la responsabilité des acteurs de l'Internet (Professionnels), 
  par Maître Cyril Rojinsky ;
>Responsabilité des hébergeurs : détours et contours de l'obligation de vigilance (Professionnels),
  par Lionel Thoumyre.

Voir également :

>"Sommes nous prêts à accepter les conséquences de la mondialisation de l'information ?" (entrevue avec Le Monde)
  par Lionel Thoumyre ;
>Une histoire de la réglementation des réseaux numériques (sur Lex Electronica)
  par Lionel Thoumyre.

 

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