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Rubrique : professionnels / volume 1

Marques

Février 1999


 

Alice hors de l’évidence

CA Paris, 14° Ch. B, 4 déc 1998

Yann Dietrich, Juriste spécialisé en propriété industrielle

Paru dans les cahiers Lamy droit de l’informatique et des réseaux n° 110 - janvier 1999
Article reproduit sur Juriscom.net avec l’aimable autorisation des éditions Lamy

 


Alors que les problèmes de Cybersquatting tendent à disparaître, apparaissent, désormais, les véritables limites de l’Internet à reproduire des situations pourtant pacifiques dans le monde dit réel. L’affaire Alice en est une brillante illustration, comme l’affaire Payline (1) qui a pu mettre à jour les subtilités d’application du droit des marques à un média par essence international (2). Elle est d’autant plus intéressante qu’il s’agit d’une des premières décisions de ce genre dans le monde, de sorte qu’elle franchit allégrement le cadre national. Après une ordonnance de référé contestable (3), la Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 4 décembre 1998 (4), a admis que cette question délicate devait être soumise aux juges du fond.

Pour rappeler les faits brièvement, cette affaire oppose deux sociétés ayant la même dénomination sociale ALICE à propos de l’attribution du nom de domaine leur correspondant dans le sous-registre fr. La plus ancienne, une agence de publicité constituée en 1957, a assigné une autre société ALICE, éditrice de logiciels, qui avait enregistré le nom de domaine alice.fr. Par une ordonnance de référé du 12 mars 1998, le juge ordonnait à la société la plus récente de radier son enregistrement de nom de domaine, estimant que la règle du premier arrivé, premier servi ne pouvait priver une société plus ancienne de bénéficier du nom de domaine correspondant à sa dénomination sociale. La Cour d’appel de Paris, dans l’arrêt du 4 décembre 1998, infirme cette décision. Elle considère, en effet, qu’une telle question ne relève pas de l’évidence. Cependant, elle se garde bien de résoudre ce conflit en se remettant à une décision des juges du fond.

 

I - Une question hors du champ de l’évidence

L’arrêt insiste surtout sur l’absence d’évidence de l’atteinte portée aux droits de la société la plus ancienne, que ce soit sur le fondement de la dénomination sociale ou de l’article 809 du NCPC.

A - Atteinte à la dénomination sociale

Le fondement de l’ordonnance était le véritable droit de propriété dont jouit une société sur sa dénomination sociale. Ainsi, pour le juge, il était inconcevable que la logique informatique conduise à ne pas permettre à une société plus ancienne de pouvoir utiliser sa dénomination sociale comme nom de domaine. Par conséquent, le juge ordonnait le retrait de son nom de domaine à la société récente, même en l’absence de toute volonté frauduleuse de sa part.

L’arrêt de la Cour d’Appel refuse de suivre une telle voie. En effet, la seule ancienneté de la dénomination sociale de l’agence de publicité ne peut suffir à déduire de manière évidente "  une usurpation fautive de celle-ci par la SA ALICE, alors qu’il s’agit d’un prénom commun et qu’en raison des activités totalement différentes des deux sociétés, il ne peut y avoir de confusion dans l’esprit du public ". Ce considérant a le mérite d’être explicite. Le juge des référés ne peut écarter le principe de spécialité et la nécessité d’un risque de confusion aux seuls motifs que le réseau ne permet pas leur application. En effet, la jurisprudence exige au moins, pour qu’il y ait atteinte, qu’il existe un risque de confusion. Cependant, la Cour d’Appel reste prudente et refuse de se prononcer sur cette question. Elle ne se borne qu’à constater qu’un tel problème ne peut relever de la sphère de l’évidence.

B - Sur le fondement de l’article 809 du NCPC

De la même façon, la Cour a considéré qu’il ne pouvait y avoir de trouble manifestement illicite à respecter la procédure de nommage que la Cour détaille précisément à l’égard des droits d’une société se situant en dehors de tout rapport de concurrence et donc, en l’absence de fraude. En effet, la société récente ne peut être condamnée alors qu’elle a simplement pris la peine de suivre l’évolution technologique. Ne provoquant pas de confusion dans l’esprit du public, elle n’a donc pas pu agir en fraude des droits de l’agence de publicité.

En réalité, il semble que les vraies raisons de telles actions en revendication de noms de domaine sont souvent ailleurs. Plus que le désir d’apparaître sur le réseau sous leur dénomination sociale, certaines entreprises souhaitent simplement pouvoir communiquer autour de leur nom de domaine sur des supports traditionnels. Dans de tels cas, la logique informatique n’empêche pas une société d’exister sur le réseau, mais de pouvoir se faire valoir en s’appuyant sur l’effet de mode Internet.

En outre, cet arrêt a le mérite de remettre le juge des référés dans le cadre strict de sa compétence. En effet, en matière d’Internet, de nombreuses ordonnances de référés tranchent des questions qui sont loin de la simple évidence. Cette attitude est d’autant plus choquante quand il s’agit de trancher des problèmes inhérents aux limites du réseau à reproduire des situations réelles ou aux nouveaux comportements que génère le réseau.

 

II - A l’avenir

A - solutions techniques

L’adoption d’un autre nom de domaine aurait peut-être été plus judicieuse. En effet, l’agence de publicité aurait pu plus simplement enregistrer un nom de domaine dans le sous-registre .tm.fr ou alors individualiser son activité par alice.pub.fr, sans parler du registre international .com comme le souligne Monsieur HIRSCH (5).

Comme l’atteste le comportement des internautes, la recherche d’un site ne se fait guère en indiquant une adresse hypothétique dans son navigateur. L’utilisation des moteurs de recherche permet à l’internaute de trouver le site cherché sans même connaître l’adresse de celui-ci. Par la suite, en l’adoptant comme favori, il pourra se reconnecter sans jamais s’apercevoir de cette adresse. En outre, les internautes étant familiarisés aux cas de cybersquatting, ne s’offusqueront pas qu’une société ne soit pas identifiée sur le réseau par le nom de domaine ne correspondant pas strictement à sa dénomination sociale. Enfin, il est à noter que le système des noms de domaines a été élaboré pour simplifier la navigation sur le réseau. A l’heure actuelle, apparaissent de nouveaux systèmes et méthodes de référencement comme REALNAMEÒ . Ils imposent aux sociétés de justifier de leurs droits de manière plus précise que dans le cadre des procédures d’enregistrement de noms de domaine, notamment celle de l’Internic qui gère les registres de premier niveau ( com, net, org ... ).

B - Solutions juridiques

Un parallèle peut être fait avec un jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris du 16 juin 1988 (6). Dans cette affaire à propos de l’attribution d’un code MINITEL, s’opposaient une agence de mannequin et une agence de presse. Pour débouter la demanderesse de ses prétentions à revendiquer le code, les juges ont pris la peine de noter que cette société n’est connue que dans un milieu restreint. Ne bénéficiant pas d’une grande renommée voire d’une notoriété, elle ne peut pas prétendre à une protection étendue de sa dénomination sociale. Par ailleurs, les juges ont mentionné explicitement que la demanderesse n’apporte pas la preuve d’une confusion susceptible de lui porter atteinte. Une telle solution peut paraître tout à fait transposable. En effet, la problématique est la même, le minitel ne permettant pas à deux codes identiques de coexister. En outre, la concurrence déloyale voire le parasitisme nécessite un risque de confusion pour s’appliquer. Tout au plus, on peut estimer que dans la mesure où le nom ou la dénomination bénéficie d’une certaine renommée, des agissements parasitaires pourront fonder une éventuelle action. En l’absence, la règle du premier arrivé, premier servi doit s’appliquer. Ainsi, dans la mesure où un nom bénéficie d’un certain rayonnement, l’homonyme qui l’adopte comme nom de domaine pourrait être tenté de bénéficier de cette confusion. Il devrait donc individualiser son nom.

En fait, cette solution revient à n’appliquer que les règles de la concurrence déloyale et du parasitisme. En dehors de sa sphère de protection, la dénomination sociale ne devrait pas pouvoir bénéficier d’une protection accrue sur le réseau, en raison simplement d’impératifs techniques.

Y. D.

 


Notes

 

1. http://www.juriscom.net/jurisfr/payline.htm.

2. BNA Electronic Commerce & Law Report Vol 3 n° 40 p 1233.

3. Lamy, droit de l’informatique et des réseaux, Bulletin d’actualité, octobre 1998 p 8-9.

4. http://www.juriscom.net/jurisfr/alice.htm.

5. Cahiers - LAMY Droit de l’Informatique et des Réseaux n° 108 nov 1998.

6. TGI PARIS 16 juin 1988 PIBD 89 n° 449 III 87.


A consulter sur Juriscom.net :

- Commentaire sur l'affaire Alice, jugement en référé du TGI Paris du 23 mars 1998
(Espace "Professionnels"), de Yann Dietrich ;
- Dénouement logique pour l'affaire Alice, jugement sur le fond 
(Espace "Professionnels"), de Yann Dietrich et Alexandre Menais ;
- L'affaire Alice jugée en appel (appel sur référé du 4 décembre 1998) ;
- L'affaire Alice jugée sur le fond (jugement du 23 mars 1999).

 

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