Un des premiers litiges exprimant avec le plus de netteté
les limites du " nommage " sur Internet vient de trouver son
dénouement par un jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris du
23 mars dernier. Ainsi, la logique du "premier arrivé, premier servi" ne
saurait suffire à distordre des notions classiques du droit.
Laffaire dont avaient à connaître les magistrats du
TGI de Paris oppose, à propos de l'attribution du nom de domaine, leur correspondant,
dans le sous-registre ".fr" deux sociétés ayant la même dénomination
sociale, à savoir Alice. La plus ancienne, une agence de publicité constituée en 1957,
a assigné une autre société ALICE, éditrice de logiciels, qui avait enregistré le nom
de domaine "alice.fr". Par une ordonnance de référé du 12 mars 1998, le juge ordonnait à la
société la plus récente de radier son enregistrement de nom de domaine, estimant que la
règle du premier arrivé, premier servi ne pouvait priver une société plus ancienne de
bénéficier du nom de domaine correspondant à sa dénomination sociale. La Cour d'appel
de Paris, en appel de ce référé, dans un
arrêt du 4 décembre 1998, a infirmé cette ordonnance.
En conclusion de ces
décisions de référés, le jugement du 23 mars dernier, le premier sur le fond, pose
clairement le principe de la stricte application des règles de droit commun en la
matière, et ceci pour la première fois en droit interne. Il refuse ainsi explicitement
l'argument selon lequel la rigueur du nommage sur Internet, à savoir la règle du premier
arrivé, premier servi devrait l'obliger à distordre des concepts juridiques pourtant
précis. Le tribunal rappelle avec clarté l'état du droit en la matière : en l'absence
de risque de confusion dans l'esprit du public, et à défaut de preuve d'une notoriété
dépassant son domaine d'activité, une société ne peut réclamer de protection de sa
dénomination sociale. En l'espèce, Alice étant un prénom courant et les domaines
d'activité étant distincts, le tribunal, comme la Cour d'appel avait pu le noter, refuse
une quelconque concurrence déloyale. Dans une affaire similaire en matière de Minitel (1), une solution analogue avait d'ailleurs pu être adoptée par le
TGI de Paris, les juges notant qu'un nom commercial n'étant connu que dans un milieu
restreint, son titulaire ne pouvait pas revendiquer l'attribution du code, en
bénéficiant d'une protection étendue de son nom commercial.
L'agence de publicité agissait
aussi sur le fondement de la marque correspondant à sa dénomination sociale, moyen
irrecevable lors de la procédure de référé. Or, le droit sur une marque est limité
par les produits et services désignés lors de son dépôt. En application du principe de
spécialité, il ne peut donc être revendiqué de protection en dehors de ce champ. Le
rappelant, les juges vont en tirer la conséquence logique pour débouter le demandeur de
ses prétentions, même si la notoriété aurait pu les amener à distendre quelque peu ce
principe. Ce quils nont pas fait. En tout état de cause, ce jugement pose
clairement le principe que la rigueur de la règle du "premier arrivé, premier
servi" ne saurait à elle seule justifier la remise en cause de la spécialité.
Ce genre de conflit pourrait
d'ailleurs amener les juges à se prononcer de manière accrue sur la validité des
dépôts dits défensifs en classe 38. En effet, beaucoup de sociétés désignent, lors
de leurs dépôts de marques, cette classe de services qui correspond à des prestations
relatives aux télécommunications. Lobjectif est de pouvoir lopposer à toute
personne en utilisant cette marque sur Internet. Cependant, le Code de la propriété
intellectuelle, prévoit que la déchéance dune marque pourra être prononcée, à
la demande de tout intéressée, sil savère quelle n'a pas fait
lobjet dun usage sérieux pendant une période ininterrompue de cinq années.
Il conviendra dès lors de rapporter la preuve dun usage à titre de marque et non
pas dun simple usage de celle-ci sur Internet pour pouvoir lopposer utilement
à un tiers sans encourir la déchéance de sa marque. En effet, il ne faut pas confondre
la commercialisation de services de télécommunications et lutilisation de tels
services, même sous cette marque. Cette position quelque peu extrême est celle adoptée
par l'USPTO ( Office américain des marques ) qui refuse de considérer comme un usage en
classe 38 le simple fait d'ouvrir un site Web sous la marque. Ainsi, pour qu'il y ait
usage, il faut commercialiser de tels services comme le font les fournisseurs
daccès ou hébergement par exemple.
Il est constant que les noms de
domaines appartiennent désormais peu ou prou au patrimoine d'une entreprise. Pour autant,
la réalité de l'Internet, et notamment celle de la prééminence des grands moteurs de
recherche, permet de relativiser nettement l'importance d'avoir un nom de domaine
correspondant strictement à sa dénomination sociale. En effet, en l'espèce, l'agence de
publicité aurait très bien pu adopter immédiatement un nom de domaine tel que
"alice-pub.fr". Toutefois, l'AFNIC semble évoluer dans un régime d'admission
des enregistrements des noms de domaines beaucoup trop rigide. Certes, elle exige que le
nom de domaine corresponde strictement à la dénomination figurant dans l'extrait K-bis.
Cependant, elle devrait pouvoir autoriser ce type de nom de domaine devant le constat
d'impossibilité technique. A contrario, on ne peut reprocher à l'AFNIC de ne
pas contrôler "l'identité" des demandeurs et de privilégier un minimum de
règles à la différence des autres zones d'enregistrement.
Mais s'il faut admettre des
situations de droit telles que celle de l'affaire ALICE sur le réseau, comment concilier
ces dernières alors que les règles d'attribution des noms de domaines échappent à tout
principe de légalité dégagé par les Etats ?
La gestion partagée des noms de domaines ou les
possibles réformes de l'ICANN et de l'OMPI parviendront peut-être à dégager une
uniformité des règles de nommage sur le plan international (2)
Y. D. et A. M.
Notes
1. TGI Paris 16
juin 1988, PIBD 88, n° 449, III, 87.
2. D. KAPLAN, "Marques et
noms de domaine : la mise en place dun système international", Cahiers
Lamy Droit de linformatique, n° 110, janvier, 1999.
Voir également sur Juriscom.net :
- Commentaire sur l'affaire Alice, jugement en référé du TGI
Paris du 23 mars 1998
(Espace "Professionnels"), de Yann Dietrich ;
- Alice hors de l'évidence
(Espace "Professionnels"), de Yann Dietrich ;
- L'affaire Alice jugée en
appel (appel sur référé du 4 décembre 1998) ;
- L'affaire Alice jugée
sur le fond (jugement du 23 mars 1999). |