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Rubrique : professionnels / volume 1

Marques

Juillet 1999


 


Yann Dietrich,
Juriste en propriété industrielle, cabinet Gefib

Dénouement logique pour l’affaire Alice

Par Yann Dietrich et Alexandre Menais,
collaborateurs pour Juriscom.net


Alexandre Menais,
Juriste d’entreprise spécialisé en droit de l’informatique

Paru dans les Echos le 22 juin 1999


Un des premiers litiges exprimant avec le plus de netteté les limites du " nommage " sur Internet vient de trouver son dénouement par un jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris du 23 mars dernier. Ainsi, la logique du "premier arrivé, premier servi" ne saurait suffire à distordre des notions classiques du droit.

L’affaire dont avaient à connaître les magistrats du TGI de Paris oppose, à propos de l'attribution du nom de domaine, leur correspondant, dans le sous-registre ".fr" deux sociétés ayant la même dénomination sociale, à savoir Alice. La plus ancienne, une agence de publicité constituée en 1957, a assigné une autre société ALICE, éditrice de logiciels, qui avait enregistré le nom de domaine "alice.fr". Par une ordonnance de référé du 12 mars 1998, le juge ordonnait à la société la plus récente de radier son enregistrement de nom de domaine, estimant que la règle du premier arrivé, premier servi ne pouvait priver une société plus ancienne de bénéficier du nom de domaine correspondant à sa dénomination sociale. La Cour d'appel de Paris, en appel de ce référé, dans un arrêt du 4 décembre 1998, a infirmé cette ordonnance.

En conclusion de ces décisions de référés, le jugement du 23 mars dernier, le premier sur le fond, pose clairement le principe de la stricte application des règles de droit commun en la matière, et ceci pour la première fois en droit interne. Il refuse ainsi explicitement l'argument selon lequel la rigueur du nommage sur Internet, à savoir la règle du premier arrivé, premier servi devrait l'obliger à distordre des concepts juridiques pourtant précis. Le tribunal rappelle avec clarté l'état du droit en la matière : en l'absence de risque de confusion dans l'esprit du public, et à défaut de preuve d'une notoriété dépassant son domaine d'activité, une société ne peut réclamer de protection de sa dénomination sociale. En l'espèce, Alice étant un prénom courant et les domaines d'activité étant distincts, le tribunal, comme la Cour d'appel avait pu le noter, refuse une quelconque concurrence déloyale. Dans une affaire similaire en matière de Minitel (1), une solution analogue avait d'ailleurs pu  être adoptée par le TGI de Paris, les juges notant qu'un nom commercial n'étant connu que dans un milieu restreint, son titulaire ne pouvait pas revendiquer l'attribution du code, en bénéficiant d'une protection étendue de son nom commercial.

L'agence de publicité agissait aussi sur le fondement de la marque correspondant à sa dénomination sociale, moyen irrecevable lors de la procédure de référé. Or, le droit sur une marque est limité par les produits et services désignés lors de son dépôt. En application du principe de spécialité, il ne peut donc être revendiqué de protection en dehors de ce champ. Le rappelant, les juges vont en tirer la conséquence logique pour débouter le demandeur de ses prétentions, même si la notoriété aurait pu les amener à distendre quelque peu ce principe. Ce qu’ils n’ont pas fait. En tout état de cause, ce jugement pose clairement le principe que la rigueur de la règle du "premier arrivé, premier servi" ne saurait à elle seule justifier la remise en cause de la spécialité.

Ce genre de conflit pourrait d'ailleurs amener les juges à se prononcer de manière accrue sur la validité des dépôts dits défensifs en classe 38. En effet, beaucoup de sociétés désignent, lors de leurs dépôts de marques, cette classe de services qui correspond à des prestations relatives aux télécommunications. L’objectif est de pouvoir l’opposer à toute personne en utilisant cette marque sur Internet. Cependant, le Code de la propriété intellectuelle, prévoit que la déchéance d’une marque pourra être prononcée, à la demande de tout intéressée, s’il s’avère qu’elle n'a pas fait l’objet d’un usage sérieux pendant une période ininterrompue de cinq années. Il conviendra dès lors de rapporter la preuve d’un usage à titre de marque et non pas d’un simple usage de celle-ci sur Internet pour pouvoir l’opposer utilement à un tiers sans encourir la déchéance de sa marque. En effet, il ne faut pas confondre la commercialisation de services de télécommunications et l’utilisation de tels services, même sous cette marque. Cette position quelque peu extrême est celle adoptée par l'USPTO ( Office américain des marques ) qui refuse de considérer comme un usage en classe 38 le simple fait d'ouvrir un site Web sous la marque. Ainsi, pour qu'il y ait usage, il faut commercialiser de tels services comme le font les fournisseurs d’accès ou hébergement par exemple.

Il est constant que les noms de domaines appartiennent désormais peu ou prou au patrimoine d'une entreprise. Pour autant, la réalité de l'Internet, et notamment celle de la prééminence des grands moteurs de recherche, permet de relativiser nettement l'importance d'avoir un nom de domaine correspondant strictement à sa dénomination sociale. En effet, en l'espèce, l'agence de publicité aurait très bien pu adopter immédiatement un nom de domaine tel que "alice-pub.fr". Toutefois, l'AFNIC semble évoluer dans un régime d'admission des enregistrements des noms de domaines beaucoup trop rigide. Certes, elle exige que le nom de domaine corresponde strictement à la dénomination figurant dans l'extrait K-bis. Cependant, elle devrait pouvoir autoriser ce type de nom de domaine devant le constat d'impossibilité technique. A contrario, on ne peut reprocher à l'AFNIC de ne pas contrôler "l'identité" des demandeurs et de privilégier un minimum de règles à la différence des autres zones d'enregistrement.

Mais s'il faut admettre des situations de droit telles que celle de l'affaire ALICE sur le réseau, comment concilier ces dernières alors que les règles d'attribution des noms de domaines échappent à tout principe de légalité dégagé par les Etats ?

La gestion partagée des noms de domaines ou les possibles réformes de l'ICANN et de l'OMPI parviendront peut-être à dégager une uniformité des règles de nommage sur le plan international (2)…

Y. D. et A. M.


Notes

 

1. TGI Paris 16 juin 1988, PIBD 88, n° 449, III, 87.

2. D. KAPLAN, "Marques et noms de domaine : la mise en place d’un système international", Cahiers Lamy Droit de l’informatique, n° 110, janvier, 1999.


Voir également sur Juriscom.net :

- Commentaire sur l'affaire Alice, jugement en référé du TGI Paris du 23 mars 1998
(Espace "Professionnels"), de Yann Dietrich ;
- Alice hors de l'évidence
(Espace "Professionnels"), de Yann Dietrich ;
- L'affaire Alice jugée en appel (appel sur référé du 4 décembre 1998) ;
- L'affaire Alice jugée sur le fond (jugement du 23 mars 1999).

 

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