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Rubrique : professionnels / volume 1

Responsabilités sur Internet

21 janvier 1999


 

Quelle responsabilité pour les acteurs de l'Internet ?

La diffusion d’informations sur le réseau peut-elle engager la responsabilité des partenaires techniques ?

Par Maître Thibault Verbiest
Avocat au Barreau de Bruxelles

email : thibaut.verbiest@skynet.be

 


Facteur incontestable de progrès, l’Internet est également devenu, comme chacun sait, le vecteur sans frontières de nombreuses illégalités et abus (pornographie enfantine, haine raciale, diffamation, atteintes au droit d’auteur, etc). Les premiers responsables demeurent bien entendu les auteurs de ces diffusions dommageables ou illicites, qu’elles aient lieu par exemple dans un forum discussion, sur un site Web, voire par courrier électronique. Toutefois, les poursuites contre l’auteur d’un message répréhensible peuvent s’avérer totalement illusoires ou inefficaces, soit parce qu’il est impossible de l’identifier ou de l’appréhender dans un pays lointain, soit parce qu’il est manifestement insolvable. C’est dans ce contexte que des actions ont été intentées dans plusieurs pays contre certains fournisseurs Internet.

Les fournisseurs d’accès

Un jugement d’un tribunal néerlandais du 12 mars 1996 a précisé que, dans la mesure où le fournisseur d’accès mis en cause ne faisait qu’offrir des moyens techniques permettant de porter à la connaissance du public des services, il ne pouvait être tenu pour responsable du contenu de ceux-ci, sauf si la situation lui était connue.

Cette décision illustre parfaitement le courant majoritaire qui commence à se dessiner à l’échelle mondiale en la matière : un fournisseur d’accès, qui n’assume aucune responsabilité " éditoriale " du contenu des sites, et dont l’intervention est purement technique, sera tenu pour co-responsable des contenus illégaux ou dommageables qu’il permet de relayer que s’il avait ou devait avoir connaissance de la présence de tels contenus sur son réseau. Dès lors qu’il acquiert la connaissance de l’existence de pareils contenus, il lui incombe de faire le nécessaire pour y mettre fin, dans la mesure de ses moyens, sous peine d’engager sa responsabilité. En pratique, sauf si la situation est portée à sa connaissance par un tiers (une association de protection des consommateurs, ou le ministère public, par exemple), et qu’il s’abstient d’agir pour y mettre fin, le fournisseur d’accès devra en principe échapper à toute responsabilité, dans la mesure où il lui est impossible de contrôler l’énorme quantité d’informations qui transitent sans cesse par ses installations.

Toutefois, il convient de relever que, se fondant sur une disposition du Communication Decency Act, la Cour Suprême des Etats-Unis a jugé le 22 juin 1998 que le fournisseur d’accès American OnLine ne pouvait être tenu responsable en ce qui concerne des informations diffamatoires publiées sur son serveur commercial et émanant de tiers, même s’il en avait eu connaissance. En conséquence, selon la Cour, le fournisseur d’accès n’a aucune obligation de les supprimer de son réseau, et s’il décide néanmoins de le faire, il sera considéré comme agissant tout simplement en " bon samaritain ".

Cet arrêt instaure donc clairement un régime d’immunité des fournisseurs d’accès, à contre-courant de la tendance jurisprudentielle mondiale. Pareille jurisprudence devrait être ignorée en Europe à un double titre : d’une part, elle se fonde sur une disposition fédérale américaine qui n’a pas d’équivalent dans les législations européennes, et d’autre part, elle est contraire aux principes élémentaires applicables en Europe en matière de complicité pénale et de responsabilité civile.

Les fournisseurs d’infrastructure

Les fournisseurs d’infrastructure sont les sociétés de télécommunication et les câblodistributeurs qui permettent le transport " matériel " des informations sur le réseau. Ils sont donc des intervenants purement techniques. Toutefois, à l’instar des fournisseurs d’accès, la mise en cause de leur responsabilité n’est pas exclue lorsqu’ils ont eu connaissance du caractère illicite de certaines informations ayant transité par leur système. Ainsi, dans un jugement du 17 février 1995, un tribunal fédéral suisse a condamné un fonctionnaire responsable des PTT du chef de complicité de publications obscènes, pour s’être abstenu de mettre fin aux activités d’un infokiosque rose, alors que le ministère public avait attiré son attention sur les pratiques illégales du serveur.

Les fournisseurs d’hébergement

De nombreuses sociétés commerciales et personnes publiques (universités, établissements publics) offrent d’héberger, en général contre rémunération, des pages Web sur leurs propres serveurs. L’hébergeur agit donc comme un " bailleur " : il loue un emplacement sur le Web où le " locataire " pourra publier ce qu’il veut. A ce titre, sa responsabilité devrait être appréciée de la même manière que pour les fournisseurs d’accès, dans la mesure où il ne contrôle pas la multitude d’informations diffusées sur les sites hébergés. La Cour de cassation de France s’est d’ailleurs prononcée dans ce sens, par un arrêt du 15 novembre 1990 rendu en matière d’hébergement d’un service " Minitel ". Une réserve devrait néanmoins être apportée : lorsqu’un fournisseur d’hébergement attribue une adresse Internet (URL) à un nouveau site, il a le pouvoir de contrôler le contenu des fichiers des pages web qui lui sont remis. Dans ce cas, si, ayant constaté que l’activité projetée est illégale ou dommageable, le fournisseur accepte néanmoins d’héberger le site, sa responsabilité pourrait être engagée.

Il est à noter toutefois qu’une ordonnance de référé du tribunal de grande instance de Paris rendue le 9 juin 1998, dans l’affaire Estelle Halliday / Valentin et Daniel L., a été manifestement plus loin. En effet, le tribunal a considéré que " s’agissant de l’hébergement d’un service dont l’adresse est publique et qui est donc accessible à tous, le fournisseur d’hébergement a, comme tout utilisateur du réseau, la possibilité d’aller vérifier le contenu du site qu’il héberge et en conséquence de prendre le cas échéant, les mesures de nature à faire cesser le trouble qui aurait pu être causé à un tiers.(...) Le fournisseur d’hébergement devra donc justifier du respect des obligations mises à sa charge, spécialement quant à l’information de l’hébergé sur l’obligation de respecter le droit de la personnalité, le droit des auteurs, des propriétaires de marque, de la réalité des vérifications qu’il aura opérées, au besoin par des sondages et diligences qu’il aura accomplies dés la révélation d’une atteinte aux droits des tiers pour faire cesser cette atteinte. "

Si une telle jurisprudence devait se généraliser, les fournisseurs d’hébergement se verraient imposer une obligation permanente de contrôle éditorial difficilement réalisable, voire impossible en pratique pour les fournisseurs hébergeant des milliers de pages Web, qui, à tout moment, peuvent être modifiées à leur insu.

Les clauses contractuelles

Compte tenu des possibilités de mise en cause de leur responsabilité, les fournisseurs, en particulier d’hébergement, ont tout intérêt à insérer dans leur contrat une charte de bonne conduite, et diverses clauses protectrices (clause résolutoire en cas d’infraction constatée dans le chef de l’opérateur du site contrevenant, clause de garantie pour toute condamnation civile fondée sur une contrefaçon, une atteinte à la vie privée etc).

L’autorégulation : une initiative européenne prometteuse

Le 21 décembre 1998, le Conseil de l’Union européenne a approuvé un " Plan d’action " décrivant une série d’initiatives à mettre en place entre le premier janvier 1999 et le 31 décembre 2001, afin de promouvoir une utilisation plus sûre de l’Internet, en faisant particulièrement appel à la collaboration des acteurs professionnels du réseau. Il est prévu pour ce faire de débloquer un budget de 25 millions d’euros.

Le plan s’articule autour de quatre " actions " principales :

1- créer un environnement électronique plus sûr . D’une part, il s’agit de mettre en place un réseau de " hot-lines ", en particulier sur les serveurs des fournisseurs d’accès et de services, où les usagers pourraient " dénoncer " les contenus jugés manifestement illégaux. Il est à noter que de telles " hot-lines " sur Internet existent déjà dans certains pays, comme au Royaume-Uni (" Safety Net Foundation ") et en France (créée le 17 novembre 1998 par l’Association des Fournisseurs d’accès, http://www.afapc.org). D’autre part, les fournisseurs d’accès et de services seront invités à développer un code de conduite. A terme, il est envisagé de délivrer des " labels de qualité " aux fournisseurs qui adhèrent au code de conduite.

2- développer et standardiser des systèmes fiables d’étiquetage et de filtrage des informations sur le réseau. A cet effet, il est prévu de favoriser la coopération internationale afin que les futurs systèmes puissent être uniformisés à l’échelle mondiale.

3- encourager des actions de sensibilisation et d’information du public (en particulier les parents et les professionnels de l’éducation quant aux dangers potentiels de l’utilisation d’Internet pour les mineurs).

4- favoriser la coopération européenne et mondiale sur les questions juridiques suscitées par les mesures précitées (loi applicable, liberté d’expression etc).

Une telle initiative doit être saluée, dans la mesure où elle donne la priorité pour le moment à l’autorégulation du réseau, qui est et restera probablement la seule voie efficace permettant de contenir à terme la propagation des contenus illicites.

Il est enfin à noter que, dans le cadre de la réflexion actuelle qui s’amorce fort heureusement en la matière, une attention particulière devrait être portée à certaines solutions pratiques retenues par la récente législation américaine relative au droit d’auteur sur les autoroutes de l’information (" Digital Millenium Copyright Act " du 21 octobre 1998) En effet, cette loi instaure notamment un système obligatoire de " hot-lines " ainsi que des procédures, assez complexes, de traitement des différends par les fournisseurs d’accès et de services saisis de contestations relatives à des sites jugés contrefaisants.

T. V.

Article paru dans L'Echo le 21 janvier 1999


Voir également sur Juriscom.net :

- Les hébergeurs dans les filets de la justice (Espace "Internautes"), de Lionel Thoumyre ;
- Le mannequin et l'hébergeur (Espace "Professionnels"), de Lionel Thoumyre et Thibault Verbiest  ;
- La responsabilité des prestataires techniques sur Internet dans le Digital Millenium Copyright Act amécicain et le projet de directive européen sur le commerce électronique
(Espace "Professionnels), de Valérie Sédallian ;
- La mise à disposition de pages Web est-elle dangereuse ?
(Chroniques), de Gérard Haas et Olivier de Tissot.

 

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