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Rubrique : chroniques francophones / volume 2 / Québec
Mots clés : commerce, franchise, contrat, distribution, États-Unis, Canada, Québec
Citation : Pierre-Emmanuel MOYSE, "Le commerce électronique en toute franchise ?", Juriscom.net, 10 janvier 2001
Première publication :
Juriscom.net


Le commerce électronique, en toute franchise ?

À propos de l’affaire Emporium Drug Mart, Inc. of Shreveport c. Drug Emporium, Inc., and Drugemporium.com, Inc.[1]

Par Maître Pierre-Emmanuel Moyse

LEGER ROBIC RICHARD, avocats
ROBIC
, agents de brevets et de marques de commerce
www.robic.com

email : marion@robic.ca


Résumé

Renégocier les contrats de distribution devient un impératif.  Une jurisprudence éparse et parfois contradictoire nous prouve que l'avènement de la distribution électronique porte un coup parfois fatal à la structure contractuelle qui supporte les réseaux de distribution fermés.  Pour que les l'édifice reste en place, il est nécessaire pour les franchisés, autant que pour les franchiseurs, d'établir de concert une politique acceptable afin d'optimiser et de dynamiser les ventes des produits distribués via Internet.  La sentence arbitrale rendue dans l'affaire Emporium Drug Mart, Inc. contre Drug Emporium, Inc. est un exemple de situation conflictuelle qui tend à se multiplier.  Elle a le mérite de l'illustration et de provoquer la réflexion chez les intéressés ainsi que, nous l'espérons, chez le lecteur.


1. Le 2 septembre 2000, la Chambre d'arbitrage de l'American Arbitration Association du District de Dallas (ci-après AAA), a rendu une sentence arbitrale qui devrait inciter les acteurs du commerce électronique à réorganiser la structure des ententes contractuelles qui les lient avec des fournisseurs ou des distributeurs dans le cadre de contrat de franchise ou de distribution.

2. D'aucun ne saurait ignorer les possibilités multiples qu'offre Internet dans le secteur de la vente à distance de produits, qu'il s'agisse de produits tangibles, intangibles voire de services. Cependant, et répondant à une économie orientée principalement vers la vente au détail, la vente à distance ou par correspondance était le fait de maisons spécialisées, dotées très souvent d’infrastructures importantes de transport et de service après-vente et s'étant allouées, au gré des dernières années, une place de plus en plus importante dans la distribution des magasins de détail.

3. Depuis peu cependant, la vente par Internet n'a pas seulement accompagné la distribution de biens de consommation en apportant un support promotionnel de première importance, mais tend à se substituer au marché de distribution classique. Tout détaillant ou revendeur peut, sujet à une réorganisation minimum, se lancer dans le commerce à distance. Au Canada, les e-compagnies telles que « Sears.ca », « Chapters.ca », « Futurshop.ca » sont parmi les plus sollicitées. Le succès des sites de vente aux enchères tel que « eBay.com » et donc des systèmes d'achats directs entre consommateurs, est également une illustration frappante d’optimisation de modèles d’échanges commerciaux déjà existants mais revigorés par la télématique.

4. Par contre, bien plutôt que de rajouter une branche ou une arborescence aux circuits de distribution traditionnelle, Internet et le commerce électronique s'apparentent plus à un marché parallèle qui supplante progressivement la distribution traditionnelle sans s’y substituer cependant. Les deux schémas de distribution sont donc appelés à coexister encore pendant de nombreuses années. De récents signes d'anachronismes viennent pourtant nous rappeler que la transition vers un modèle intégré de commerce électronique déchire parfois le tissu contractuel d’organisations commerciales telle que la franchise ou la distribution sélective.

5. Dans l'affaire que nous traitons ici, Emporium Drug Mart, Inc. of Shreveport c. Drug Emporium, Inc., and Drugemporium.com, Inc.[2], le franchiseur avait mis en vente ses produits directement via un site Internet sous le domaine "drugemporium.com". Cette initiative commerciale a apparemment été prise de manière unilatérale par le franchiseur lui-même sans qu'à aucun moment les franchisés n'aient été avisés ou préalablement consultés. De ce fait, les quelques dix-sept (17) franchisés à l'action ont porté la singulière affaire devant la Cour d'arbitrage de l'AAA. Il est, entre autres, reproché au franchiseur d'avoir violé ses obligations contractuelles résultant de l'entente de franchise comportant le droit d'emploi de la marque dans le territoire accordé en relation avec l'achat et la vente de parfum et de produits cosmétiques.

6. Du fait des activités de commerce électronique du franchiseur, la structure générale de distribution mise en place par le franchiseur lui-même était directement viciée par ses propres agissements. En d'autres termes, les franchisés allèguent que la vente directe par Internet du franchiseur aux utilisateurs est une violation des stipulations contractuelles et, nous ajouterons, une violation du droit d'emploi de la marque par les franchisés.

7. Le franchiseur a fait valoir deux principaux arguments en réponse à l'action intentée contre lui. D'abord que le site Internet "drugemporium.com" ne devait pas être considéré comme constituant une boutique concurrente, mais bien plutôt qu'il s'agissait ici d'un moyen alternatif de distribution que la licence limitée d'emploi de la marque accordée aux franchisés ne permet pas d'interdire. Ils ajoutent notamment que la plate-forme de vente en ligne contient des informations qui certes peuvent être consultées par n'importe quel utilisateur quel que soit son lieu de résidence mais, qu'en revanche, il peut spontanément et de manière unilatérale contacter le distributeur de ces produits situés le plus proche de son lieu de résidence. Ainsi, le site Internet serait vu comme un complément et non un substitut de la boutique du franchisé.

8. Également, le contrat ne prévoyant aucune clause limitant les droits du franchiseur à cet effet, il n'était pas de la compétence du Tribunal d'arbitrage de réviser le contrat et d'y trouver des termes et conditions qui n'y étaient pas expressément prévus.

9. Les arbitres saisis du différend ont donné droit aux franchisés et accueilli la demande dans les termes suivants :

"It is for this panel to divine whether a virtual reality is real or whether it is a phantom. We will take respondents at their word. Respondents have marketed drugemporium.com as "The full service online drugstore" and have certified drugemporium.com to be a "drugstore" in its filings to the SEC. We also infer from the respondents' conduct that honored the claimants' territories until now - including the offer of compensation during the test period for drugemporium.com - that the parties' reasonable expectation was that the complainants would not be forced to compete with direct drug store sales by respondents. [...]  Respondents have also attempted to build market share by offering special sales at prices that vastly undercut prices available at the claimants' stores."

10. Si l'on peut soutenir que des activités de commerce électronique ou de promotion en ligne puissent dans certains cas être complémentaires et créer même une certaine dynamique de vente lorsque franchisés et franchiseurs font la promotion concertée des mêmes produits via Internet (en élaborant, par exemple, un système de répartition des gains ou en rationalisant l’attribution des ventes par Internet selon la proximité des détaillants-franchisés), il est clair que la vente par le franchiseur lui-même de produits à des prix très bas contrevient à l’esprit du contrat de franchise dans sa forme traditionnelle. Faut-il rappeler que, à défaut de réglementation particulière au Québec notamment, comme toute interprétation contractuelle, le juge ira chercher la volonté réelle des parties et trouvera nécessairement dans un contrat de franchise l'obligation du franchiseur de ne pas faire concurrence au franchiseur sur son propre territoire ainsi que la mise en place d’une politique de prix permettant la saine distribution des produits du franchiseur par ses franchisés.

11.  C’est d’ailleurs en ce sens que la Cour d’appel du Québec à récemment retenu la responsabilité contractuelle d’un franchiseur qui, bien que le contrat ne contenait aucune clause l’en interdisant, avait ouvert un nouveau concept de magasin à grande surface où des produits du franchiseur étaient vendus à moindre prix et bénéficiaient d’un meilleur environnement promotionnel que les mêmes produits vendus par ses franchisés dans le territoire alloué. Dans cette décision fort bien documentée de 1997, Provigo Distribution Inc., c. Supermarché A.R.G. Inc. et Supermarché Frontenac Inc.[3], la Cour relève la faute contractuelle du franchiseur et conclut que le franchiseur :

« lié[e] par une obligation de bonne foi et de loyauté à l'endroit des intimés, avait le devoir devant ce nouveau tournant de travailler de concert avec son franchisé, de lui fournir les outils nécessaires, sinon pour empêcher qu'un préjudice économique ne lui soit causé, du moins pour en minimiser l'impact. Entre, d'une part, l'inaction totale et le maintien d'un statu quo qui risquaient de lui coûter sa place de marché et, d'autre part, l'exercice de son droit de libre concurrence vis-à-vis des tiers, il existe une marge. [Le franchiseur] ne pouvait négliger ses franchisés et récupérer le segment vulnérable de la commande centrale par une activité exercée par son propre magasin […]. Elle devait, de concert avec eux, mettre sur pied une réplique commerciale adéquate qui permettait à ces derniers de minimiser leurs pertes et de se repositionner dans un marché en évolution »[4].

12.  Il semble que ces quelques mots de civiliste eut été suffisant pour motiver en droit la décision rendue par les arbitres américains dans l’affaire Drug Emporium. Cette dernière a toutefois le mérite de l’exemple. Même si elle est lapidaire et peu tarie si l’on y cherche quelque concept juridique, elle est une illustration colorée des conflits à venir en matière de distribution. On songera par exemple à la décision Fabre[5], rendue récemment par la Cour d’appel de Versailles, qui reposait cette fois sur une trame factuelle similaire mais mettant en cause les tribulations d’un franchisé branché. Ce dernier, tenu par un accord de distribution sélective, commercialisait les produits cosmétiques du franchisé via un site Internet. La Cour en l’espèce prendra en compte la nature particulière des produits distribués et interprétera le silence du contrat de distribution sélective en faveur du distributeur cette fois. La Cour retient que :

« la commercialisation par l’intermédiaire de ce site nuit à l’ensemble du réseau et déprécie l’image de marque des produits de dermo cosmétiques en général, et des produits distribués sous les marques de la SA P. F. DERMO COSMETIQUE en particulier ; qu’en outre cette dernière ne saurait accepter, sans commettre un acte discriminatoire, que l’un de ses distributeurs agréés, procède, sans agrément, et même sans l’en avertir, à la commercialisation des produits sur un site Internet »[6].

13.  On peut y lire également comme motif subsidiaire que la vente par Internet ne permet pas de satisfaire aux conditions et environnement de vente et de service imposées au distributeur agréé :

« les conseils ne peuvent être donnés immédiatement, mais nécessitent un délai de réponse ; qui ne peuvent être donnés que sur les indications du client, sans qu’il soit praticable de demander à ce dernier les précisions nécessaires pour apprécier ses besoins réels ; que le contact avec le vendeur n’est pas personnel, mais passe par le truchement des images fixes d’un écran d’ordinateur ; qu’en l’espèce, le site présente les produits par leurs marques et leurs descriptions, sans qu’apparaisse la moindre recherche esthétique ; qu’aucune vitrine " virtuelle " n’est mise en place ; que l’aspect visuel du produit et de son emballage n’apparaît pas […] »[7].

14.  Une dernière remarque enfin pour mentionner que l’affaire Drug Emporium prend un tour tout particulier lorsque l'on considère la question sous l'angle des marques de commerce. Dans ce cas, en effet, le franchiseur est concédant, il octroie un droit d'emploi de la marque au franchisé, droit certes limité à l'opération de distribution mais qui pourrait permettre, notamment lorsqu’il est assorti d’exclusivité, d'empêcher toute utilisation concurrente dans un domaine géographique défini. L’article 50(3) de la loi canadienne sur les marques de commerce prévoit d’ailleurs un mécanisme original au bénéfice du franchisé : « […] le licencié peut requérir le propriétaire d’intenter des procédures pour usurpation de la marque et, si celui-ci refuse ou néglige de la faire dans les deux mois suivant cette réquisition, il peut intenter ces procédures en son propre nom comme s’il était propriétaire, faisant du propriétaire un défendeur ». Cette forme d’exécution « par équivalence » ou de « subrogation spéciale » en matière de marque de commerce a été très clairement conçue pour sauvegarder les droits des usagers autorisés d’une marque de commerce contre des tiers et l’inaction du donneur de licence.

15.  La situation est pourtant plus délicate lorsqu’il s’agit de déterminer si, et à quelles conditions, le concessionnaire peut instituer une action en contrefaçon contre son cocontractant pour violation des droits de propriété intellectuelle nés du contrat de licence exclusive. Ou, posé autrement : le droit exclusif d’employer une marque de commerce dans une région donnée fait-il obstacle à l’emploi de celle-ci par son propriétaire ? À la lecture de la loi canadienne il semblerait que toute action en contrefaçon, à l’exception du cas prévu à l’article 50(3), soit réservée à son propriétaire à l’exclusion de toute autre personne, et donc du franchisé, qu’elle ait ou non un intérêt dans ladite marque.

16.  Par analogie et en guise de conclusion, on notera que l’article 1125 du Code civil du Québec qui traite des droits de l’usufruitier prévoit que « l’usufruitier peut exiger du nu-propriétaire la cessation de tout acte qui l’empêcherait d’exercer pleinement son droit ». N’est-ce pas là une indication qu’un droit de « pleine et entière jouissance » puisse accompagner une cession partielle de droit dans le cadre d'un contrat de licence exclusive ? Une telle interprétation serait certes audacieuse mais non dénuée de sens. Ainsi, on pourrait soutenir que le propriétaire de la marque lui-même peut être mis en situation de contrefaçon - et non plus seulement de responsabilité contractuelle, lorsqu’il utilise sa marque en concurrence avec les droits légitimes d'utilisation qu’il aura lui-même accordés.

17.  Le cessionnaire des droits dans une marque pourrait s’attendre à une garantie implicite ou expresse de trouble de jouissance à faire valoir contre un propriétaire indélicat.

P-E.M.


[1] Emporium Drug Mart, Inc. of Shreveport c. Drug Emporium, Inc., and Drugemporium.com, Inc., 2 septembre 2000, Chambre d’arbitrage de Dallas de l’American Arbitration Association, Juriscom.net : <http://www.juriscom.net/txt/jurisus/ce/aaa20000902.htm>.

[2] Précité.

[3] Provigo Distribution Inc., c. Supermarché A.R.G. Inc, (1998) R.J.Q. 47 (Cour d’appel du Québec).

[4] Précité, p. 61.

[5] Société P. F. Dermo Cosmétique et autres c/ Alain B., Cour d’Appel de Versailles, 2 décembre 1999. Disponible sur Juriscom.net, à l’adresse suivante : <http://www.juriscom.net/txt/jurisfr/ce/caversailles19991202.htm>. Voir également les textes de Yann Dietrich et Alexandre Menais, « Réseau de distribution et vente par Internet », Juriscom.net, Professionnels, 2 juin 2000, <http://www.juriscom.net/pro/2/ce20000602.htm>  et Thibault Verbiest, « Peut-on concilier la distribution sélective et Internet ? », Juriscom.net, Professionnels, 18 février 2000, <http://www.juriscom.net/pro/2/ce20000218.htm>.

[6] Cour d’appel de Versailles, 2 décembre 1999, précité.

[7] Idem.


Voir également sur Juriscom.net :

>Une pharmacie virtuelle rappelée à la réalité (Internautes),
de Richard Salis ;
>Affaire Parfumsnet (Professionnels),
de Yann Dietrich et Alexandre Menais ;

>Réseau de distribution et vente sur Internet (Professionnels), 
de Yann Dietrich et Alexandre Menais ;
>Électrochoc pour le commerce électronique (Internautes),
de Lionel Thoumyre ;
>Comment concilier la distribution sélective et Internet ? (Professionnels), 
de Thibault Verbiest ;
>La distribution sélective à l'épreuve du commerce électronique (Professionnels),
de Yann Dietrich et Alexandre Menais.

 

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