Le droit et le réseau : un
couple qui fait mauvais ménage. La saga de ces relations orageuses débute en janvier
1996.Tout a commencé en janvier 1996. Le docteur Gubler et Michel Gonod publient alors
leur célèbre ouvrage sur la maladie de François Mitterrand. La famille du défunt
obtint presque aussitôt le retrait du livre dans tous les points de vente. Mais le
gérant d'un cybercafé de Besançon sétait déjà procuré un exemplaire. Et, au
nom de la liberté d'expression, reproduit les pages du livre interdit, puis les diffuse
sur le réseau dans la nuit du 23 janvier. Les médias semparent de laffaire
pour " dévoiler " le vide juridique régnant autour de lInternet. Une
petite histoire qui fait figure de détonateur. Dès lors, la question de
lapplicabilité du droit français à lInternet ne pouvait plus longtemps
résister à linterrogation des juristes. En réponse à la frénésie médiatique,
les spécialistes ont voulu remettre les pendules à lheure en affirmant
labsurdité du prétendu no mans land juridique. Cette analyse est maintenant
soutenue par une jurisprudence prolifique. Linterprétation plus ou moins rigoureuse
des textes législatifs révèle néanmoins les faiblesses, toujours présentes, de notre
arsenal juridique.
La loi est
applicable : lexemple des droits dauteur
Laffaire Gubler se conclut par la fermeture du cybercafé
de Besançon et de son site Web
pour des raisons bien étrangères au délit
présumé de contrefaçon ou datteinte à la vie privée. Le matériel informatique
du gérant fut simplement saisi à la suite dune requête d'un fournisseur impayé !
La grande question était alors de savoir si les dispositions du Code de la propriété
intellectuelle sappliquaient à lInternet. Or, larticle L.122-4 CPI indique que " toute
représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de
l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite ". Précédé
de larticle L.122-3, pour lequel la reproduction consiste dans " la
fixation matérielle de l'uvre par tous procédés qui permettent de la communiquer
au public d'une manière indirecte ", la disposition sapplique sans
trop de difficulté aux nouveaux médias. Les techniques de reproductions numériques
néchappent pas à la mention générique " tous
procédés ".
La
numérisation et la mise en ligne des uvres musicales de Jacques Brel par deux
étudiants, François-Xavier B. et Guillaume V., constituait sans doute un terrain propice
à lexpérimentation juridique. Poursuivis en justice par les ayants droit, les
protagonistes nont pas contesté avoir reproduit les uvres protégées. La
contrefaçon semblait dès lors avérée. Mais, étonnamment, la défense affirmait le
contraire. En qualifiant les sites litigieux de " domiciles
virtuels ", elle soulignait que les uvres avaient été reproduites
dans le but dune utilisation strictement privée. Aucun acte positif
démission nayant été effectué à légard des internautes, les
étudiants devaient ainsi bénéficier de lexception de la copie privée définie à
larticle L.122-5-2 CPI. Subtil. Non sans ironie, le juge des
référés a salué loriginalité de largument. Mais sans se laisser démonter
pour autant. Dans son ordonnance
du 14 août 1996, il précisait qu " en permettant à des
tiers connectés au réseau Internet de visiter leurs pages privées et d'en prendre
éventuellement copie (
), François-Xavier B. et Guillaume V. favorisent
l'utilisation collective de leurs reproductions ". Une année plus tard, le
même magistrat écarte à nouveau lexception de la copie privée au cours de
laffaire Queneau Paris.
Accessible
à un large public, la reproduction et la publication duvres protégées sur
une page Web ne peuvent donc se faire sans laccord des auteurs ou des ayants droit.
Á linstar de tout autre média, lInternet ne soustrait pas les diffuseurs au
risque de contrefaçon.
Inadaptation de
certaines dispositions : lexemple de la déclaration préalable dun site
Web
Maintes
fois affirmée par les décisions de justice, cette conclusion cache cependant une
difficulté connexe : le Web se voyait conférer les caractéristiques dun
service audiovisuel. Ce statut implique lobligation inconditionnelle pour les
internautes de déclarer louverture de leurs sites auprès du procureur de la
République. En juin 1996, ladjonction du nouvel article 43-1 dans la loi de 1986 relative à la liberté de communication, ne
fait que confirmer cette crainte. Créée au départ pour faire jouer la responsabilité
éditoriale, une telle obligation nest vraisemblablement pas adaptée à
lensemble des acteurs du réseau, comprenant de nombreux particuliers. Dans un élan
de lucidité, le rapport Martin-Lalande, paru en avril 1997, proposait de
ne soumettre que les seuls professionnels de la mise en ligne de contenus à la formalité
de la déclaration. En attendant, la loi ne peut être ignorée. Ceux qui refusent de
sy plier encourent jusquà 6000 F damende !
Les
incertitudes : lexemple de la responsabilité pénale des acteurs
Puisque
cette disposition sapplique à lensemble des éditeurs de site, professionnels
ou non, doit-on dans la même logique faire jouer la totalité du droit pénal spécial en
matière de presse écrite ? Certains ny ont pas vu dinconvénients.
Lon a même proposé daméliorer le système de la responsabilité en cascade
définie à larticle 42 de la loi sur la liberté de la presse de 1881. Dans ce cas,
le directeur de la publication serait responsable au premier chef des infractions commises
par les auteurs de contenus litigieux. Viendraient ensuite le codirecteur, lauteur
lui-même, lhébergeur, le fournisseur daccès et, pourquoi pas, le
transporteur des informations (lopérateur des lignes téléphonique ou du
câble) ! Ce système permet dappréhender des prestataires localisés en
France lorsque les directeurs de publication et les auteurs ne sont pas atteignables.
Quand bien même lhébergeur serait hors de portée, le fournisseur daccès
devrait alors en assumer les conséquences. Cest sans doute dans le même
esprit que les prestataires Worldnet et Francenet ont été mis en examen, en mai
1997, pour avoir relayé des forums contenant des messages et des images de nature
pédophiles. Inutile de rappeler laberration dune telle attitude.
Manifestement, les prestataires techniques ne peuvent être tenus de contrôler les
contenus préjudiciables qui transitent par leur réseau. Ce nest pas leur rôle, et
il est techniquement difficile de garantir lefficacité du filtrage (2).
Face
aux anomalies du régime éditorial, de nombreux acteurs ont proposé lapplication
du droit commun. Celui-ci renvoie à la responsabilité de lensemble des acteurs,
sans passer par le système obligé de la cascade et surtout, sans présomption. Le
Conseil dEtat tranche finalement en la faveur
de lapplication des deux
régimes : " lobjectif serait de maintenir la
responsabilité éditoriale pour ce qui la concerne, cest à dire la fonction
dédition de contenu mais de retenir un régime de responsabilité de droit commun
pour toutes les autres fonctions exercées sur le réseau et notamment les fonctions
dintermédiation technique et densemblier ".
Leffort consistant en la déresponsabilisation des fournisseurs daccès et
dhébergement serait-il donc vain ? Pas vraiment. La Haute juridiction
sempresse dexpliquer que " les personnes qui ne créent
ni ne produisent de contenus mis à la disposition du public peuvent être tenus
responsables sur fondement de larticle
121-7 du Code pénal si elles ont agit en connaissance de cause et si elles nont
pas accompli les " diligences normales " pour faire cesser
linfraction ". Avant dengager la responsabilité
du prestataire, le juge devra dabord établir que ce dernier a eu connaissance de
linfraction. Telles sont les saines exigences du droit commun. Restera à définir
ce que lon entend par " diligences normales "
une
expression plutôt vague. Or, la jurisprudence na toujours pas eu loccasion de
se prononcer valablement sur le sujet.
Ineffectivité
de la loi nationale dans une dimension internationale : lexemple du droit des
marques
Derrière
les incertitudes, notons également que lefficacité de nos lois seffrite
souvent lorsquelles sont confrontées à la dimension internationale du réseau. Le
phénomène nest pas nouveau. LInternet amplifie simplement son importance en
facilitant la continuation des infractions. Jugée en août 1997, laffaire
Saint-Tropez en est lexemple le plus frappant. La commune de Saint-Tropez avait
eu recours aux services de deux prestataires pour lélaboration et
lexploitation de son site Internet.
Mais
un site concurrent, identifié par le nom de domaine " saint-tropez.com ",
avait été insidieusement hébergé aux Etats-Unis par la société française
Eurovirtuel. La commune et les deux prestataires ont alors demandé réparation du
préjudice subit par lutilisation illicite de la marque Saint-Tropez,
régulièrement enregistrée à lINPI. De son côté, Eurovirtuel prétendait
disposer librement de la marque à partir des Etats-Unis, celle-ci ne bénéficiant que
dune protection française. Les juges ont cependant estimé que le lieu
démission importait peu. Selon eux, la diffusion sur lInternet implique
nécessairement " une réception de renseignements offerts au public
dans une sphère territoriale soumise à la loi nationale ". La loi
française sest bel et bien appliquée au litige. Linfraction na pas
cessé pour autant, car le nom de domaine "saint-tropez.com" a été cédé par
Eurovirtuel à une société de droit américain, hors de protée de loi Française.
Ingénieux, mais surtout révélateur des limites du droit hexagonal dans un réseau par
essence mondial.
Confrontation
des cultures juridiques : lexemple de la liberté dexpression
Un
problème similaire serait posé par la condamnation française des sites révisionnistes
diffusés à partir des Etats-Unis. Le jugement du Tribunal de grande instance de Paris,
rendu en novembre 1998, à propos de laffaire Faurisson rappelle qu " une
infraction est réputée commise sur le territoire de la République dès lors qu'un de
ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire " (article 113-2 al 2 du Code pénal). Incriminés par la
loi française, les contenus révisionnistes sont cependant protégés par le Premier
amendement des Etats-Unis. Dès lors, il serait difficile dobtenir de la part des
autorités américaines lexécution dune décision nationale impliquant un
justiciable étranger. La condamnation naurait donc quune portée politique et
très peu deffets pratiques.
Nos
lois sont applicables, certes ! Mais elles nont pas été conçues dans
lidée quun réseau électronique, décentralisé, international, et facile
daccès ferait un jour son apparition. Certaines dentre-elles ont pris un
sacré coup de vieux. Cest pourquoi létude du Conseil dEtat délivre de
précieuses recommandations au législateur. De concert avec ses homologues
internationaux, ce dernier devra réaménager nos dispositions juridiques dans bien des
domaines. Le Conseil dEtat refuse toutefois de prévoir un régime spécifique pour
lInternet. La réglementation du réseau continuera à puiser ses sources dans le
droit commun et la multiplicité des textes spéciaux réaménagés.
Pourtant,
à y regarder de plus près, les modifications envisagées dans les nombreuses branches du
droit positif pourraient constituer un corpus juridique à part entière, fait de
principes et dexceptions. Sournoisement, un véritable Code des réseaux
électroniques se profile derrière les propositions du Conseil dEtat.
L.T.
Notes
1. Effectuée sur demande du
Premier Ministre, létude du Conseil dEtat analyse "
les questions juridiques liées au développement d'Internet et de mettre en lumière les
adaptations nécessaires de notre droit ". Elle aborde
notamment les thèmes liés à la vie privée, la protection du consommateur, la
responsabilité des acteurs, la propriété intellectuelle, le droit des marques, et la
lutte contre les contenus illicites. Cette étude na aucune valeur juridique. Le
législateur comme la jurisprudence sont libres de sen inspirer.
2. Depuis la parution
de cet article dans les pages du magazine Netsurf, l'affaire ALternB,
jugée au civil, et l'arrestation du gérant du service d'hébergement Le
Village Le
Village ont attiré l'attention du législateur sur le délicat problème de la
responsabilité des intermédiaires techniques. Deux projets de lois sont alors
venus démontrer une meilleure comprhension de la problématique : la proposition
d'Alain Madelin et, mieux conçu, l'amendement Bloche.