@ccueil / actualité / jurisprudence / chroniques / internautes / professionnels / universitaires

Rubrique : professionnels / volume 1

Droit d'auteur et délit de presse

17 septembre 1999


 

La presse électronique : quel cadre juridique ?

Par Maître Thibault Verbiest
Avocat au Barreau de Bruxelles

email : thibaut.verbiest@skynet.be

 


Sur Internet, d’innombrables sites diffusent périodiquement de l’information sous une forme qui s’apparente à la presse écrite ou audiovisuelle. Ainsi, des centaines de journaux à travers le monde sont mis en ligne le jour même de leur parution sur support " papier ", d’autres étant même édités uniquement sur Internet. Quant à la radio et la télévision, il existe déjà des sites diffusant de véritables émissions radiophoniques ou télévisuelles (WebTV). Avec la généralisation des lignes à haut débit, le phénomène ira sans aucun doute en s’amplifiant.

Dans quelle mesure les textes légaux existants, susceptibles de régir les activités de presse, s’appliquent-ils dans le cyberespace, sachant qu’ils ont généralement été conçus avant l’émergence des autoroutes de l’information ?

La question est cruciale et a notamment trait au droit d'auteur, aux notions de délit de presse et de responsabilité en cascade, au droit de réponse ainsi qu’aux textes pénaux réprimant les actes inspirés par le racisme ou condamnant le révisionnisme.

Droit d’auteur et journalisme

Lorsqu’un éditeur décide de publier sur son site Internet ou sur celui d’un tiers des articles de presse, qui ont déjà fait l’objet d’une première publication dans le journal ou la revue " papier " qu’il édite, quelle sera l’étendue des droits des auteurs des articles en question dans l’hypothèse où les contrats les liant à leur éditeur ne réglerait pas précisément la question ?

A cet égard, deux thèses s’affrontent. D’une part, certains éditeurs affirment que la publication électronique ne serait que le prolongement naturel de la publication sur support papier. Il n’y aurait donc pas une nouvelle exploitation soumise à l’accord préalable de l’auteur. Pareille thèse a été consacrée par la Cour Suprême des Etats-Unis. D’autre part, les journalistes et leurs associations soutiennent au contraire que la publication par voie électronique est une nouvelle publication qui suppose leur agrément et l’attribution à leur profit d’une rémunération distincte. Cette dernière thèse a été consacrée sans hésitation par la jurisprudence française et belge.

Ainsi, en Belgique, la société Central Station, fondée à l’initiative de dix éditeurs de la presse quotidienne et hebdomadaire belge, avait constitué une importante banque de données d’articles de presse sur trois mois alimentée chaque soir des différentes éditions des journaux appartenant à ses actionnaires, consultable depuis Internet contre paiement. Cette mise en ligne avait toutefois été opérée sans le consentement des journalistes auteurs des articles incriminés.

Dans cette affaire, par un arrêt du 28 octobre 1997, la Cour d’appel de Bruxelles décida que la diffusion " en ligne " des articles de presse litigieux constituait une exploitation nouvelle, différente de la diffusion sur le journal " papier " initialement convenue, et qui requérait donc l’autorisation des journalistes.

En France, un procès a opposé l’Union syndicale des Journalistes (SNJ) et la société éditrice du journal Les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA), à qui il était reproché d’avoir donné l’autorisation à une société de reproduire sur un site Web les DNA et ce, de façon illicite, faute d’avoir obtenu le consentement des journalistes concernés.

Par ordonnance du 3 février 1998, le Tribunal de grande instance de Strasbourg considéra que " la reproduction sur le réseau Internet des articles déjà publiés dans les DNA est soumise à l’autorisation des auteurs, c’est-à-dire des journalistes ".

Dans une seconde affaire, le même SNJ, ainsi que huit journalistes, assignèrent la Société de gestion du Figaro pour avoir mis en œuvre une édition télématique proposant la consultation, sur Minitel, des archives du Figaro comportant les numéros publiés depuis deux ans, assortie de la possibilité d’obtenir copie des articles, soit par télécopie, soit par le biais d’une adresse e-mail sur Internet.

Le 14 avril 1999, le Tribunal de grande instance de Paris jugea qu’était proscrite " la reproduction des articles sur un nouveau support résultant des technologies récentes, et notamment sur réseau télématique " sans le consentement préalable des auteurs, ajoutant que " à défaut de convention expresse conclue dans les conditions de la loi, l’auteur n’a pas davantage transmis aux entreprise de presse le droit de céder ses articles à des tiers pour les reproduire par fax ou par e-mail ".

En Belgique, l’éditeur devrait néanmoins pouvoir se dispenser d’un tel accord dans l’hypothèse où la cession initiale s’inscrirait dans le cadre d’un contrat de commande ou d’un contrat d’emploi, qui prévoirait que les droits sont cédés pour tous les modes d’exploitation connus, dans les conditions visées à l’article 3, § 3 de la loi sur le droit d’auteur, et ce à condition bien sûr qu’au moment de la conclusion du contrat, la " mise en ligne " sur Internet fût un mode d’exploitation connu .

Toutefois, dans le cas de banque de données compilant sur Internet des articles de sources diverses par rubriques thématiques, l’auteur pourrait invoquer son " droit moral ", qui l’autorise notamment à s’opposer à toute atteinte à son œuvre qui serait préjudiciable à son honneur ou à sa réputation.. Ainsi, un journaliste, dont le contrat de travail ou l’un de ses avenants, stipulerait une cession " générale " de ses droits patrimoniaux, pourrait-il s’opposer à une telle exploitation de ses articles, au motif que, ce faisant, la ligne éditoriale ou philosophique à laquelle il adhère est forcément altérée.

Dans cette perspective, afin d’éviter toute atteinte à ses prérogatives morales, il devrait être reconnu au journaliste un certain droit de regard sur la conception et l’économie du site Web, et en particulier sur les liens hypertextes qui unissent ses articles à d’autres contributions ou d’autres sites.

De même, les éditeurs devront être attentifs à ne pas porter atteinte à l’intégrité des articles au moyen par exemple de reproductions tronquées ou de résumés réducteurs.

Le délit de presse

Les délits de presse sont des infractions de droit commun (la calomnie par exemple) mais commises par voie de " presse ". Ils ont ceci de particulier qu’ils sont , comme en matière criminelle, de la compétence exclusive de la Cour d’assises (sauf les délits de presse inspirés par le racisme ou la xénophobie, lesquels ont été correctionnalisés en mai de cette année) et sont soumis au régime de la responsabilité en cascade en vertu duquel l’auteur du délit de presse est seul responsable s’il est connu et domicilié en Belgique (articles150 et 25 de la Constitution). A défaut, la responsabilité se reporte " en cascade " vers l'éditeur, le distributeur, voire l'imprimeur.

Qu’entend-on par la notion de " presse " au sens des articles 25 et 150 de la Constitution ? La notion n’est pas précisée par ces dispositions. S’agit-il dès lors de tous les supports de presse : presses écrite, audiovisuelle et " multimédia " ou électronique ? La question est primordiale dans la mesure où, en pratique, les délits de presse ne sont jamais renvoyés devant la Cour d’assises (sauf un renvoi exceptionnel en 1994), ce qui fait dire à certains que ce régime séculaire confère à la presse une véritable impunité de fait en matière pénale.

Deux interprétations s’affrontent à cet égard. Selon la première, seule serait visée la presse écrite, au sens de la presse utilisant l’écrit imprimé. Une telle interprétation se prévaut notamment de l’autorité de plusieurs arrêts de la Cour de cassation ainsi que du terme " drukpers " retenu en 1967 pour le texte néerlandais de la Constitution. Par conséquent, ni la presse audiovisuelle ni la presse par voie électronique ne seraient visées, et tout délit commis par ces médias relèveraient exclusivement de la compétence des tribunaux correctionnels. Autrement dit, les poursuites seraient ici possibles…

Selon l’autre thèse, en visant la " presse ", le Constituant de 1831 a entendu garantir de manière générale la liberté d’expression des opinions. Bien entendu, si le Constituant n’a eu alors à l’esprit que la presse écrite, c’est qu’à l’époque, aucun autre moyen de communication de masse n’existait… Le bon sens dicterait de suivre cette interprétation. Elle fut d’ailleurs suivie un moment par la Cour d’appel de Bruxelles en matière de presse audiovisuelle, mais la Cour revint sur sa position par la suite…

Pour illustrer la problématique, prenons l’exemple le plus parlant : deux journaux diffusent le même jour la même information, selon une présentation identique, mais l’un est publié sur support papier tandis que l’autre est édité exclusivement sur Internet. A supposer par exemple qu’un même délit de diffamation ait été commis à cette occasion, comment justifier une différence de traitement au regard des protections constitutionnelles de la presse, et ce, d’autant que les journaux électroniques touchent un public international et donc potentiellement plus large ? Certains ont préconisé à cet égard d’étendre naturellement le régime du délit de presse à la seule presse télématique au motif que des écrits électroniques restent des écrits. C’est oublier qu’Internet est un outil multimédia qui allie sans cesse le texte à des applications de type " audiovisuel ". Devrait-on alors opérer des distinctions au sein d’un même site en fonction de la nature des informations, " écrites " " sonores " ou " animées " ?

En tout état de cause, la situation devrait être rapidement clarifiée, que ce soit par une nouvelle prise de position (courageuse) de la Cour de cassation ou, idéalement, pour assurer une parfaite sécurité juridique, par une révision de la Constitution (une déclaration de la révision a d’ailleurs été faite avant les élections dans le but d’assimiler un écrit électronique à une publication imprimée). Si le choix est fait d’étendre les protections constitutionnelles de la presse aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, il restera à préciser la délicate question de la responsabilité en cascade sur le réseau (régime que la Cour de cassation a décidé, par un arrêt de 1996, d’étendre aux actions civiles en responsabilité contre des journalistes).

En effet, l’anonymat est fréquent sur Internet. De plus, les signatures sont parfois éphémères, un site pouvant être modifié à tout moment, voire supprimé ou délocalisé. Dans ce cas, s’il n’y a pas de véritable " éditeur " du site au sens traditionnel du terme (le propriétaire pouvant lui aussi être anonyme ou " disparaître "), comment interpréter les notions de distributeur ou d’imprimeur dans un univers exclusivement virtuel ? S’agira-t-il, par une audacieuse analogie, des fournisseurs d’accès et/ou d’hébergement, voire des opérateurs de télécommunication ? Certains l’ont préconisé. Cette solution devrait être exclue, en ce qu’elle aboutirait sans doute à créer une responsabilité " objective " de ces intermédiaires du réseau, et une immunité de fait des vrais auteurs des délits de presse commis en ligne. De surcroît, elle serait en parfaite contradiction avec le régime de responsabilités actuellement soutenu par la Commission européenne et le Parlement européen (proposition modifiée de directive sur le commerce électronique du 1er septembre 1999).

Une autre voie serait une correctionnalisation de tous les délits de presse (et non seulement ceux inspirés par le racisme ou la xénophobie) ainsi qu’un retour à la responsabilité de droit commun, quel que soit le média en cause. Cette solution a aussi ses partisans. Une seule chose est certaine : le débat ne fait que commencer…

Le droit de réponse

Toute personne a le droit de requérir un droit de réponse si elle est citée nominativement ou implicitement désignée dans un " écrit périodique ". Un droit de réponse dans les programmes audiovisuels à caractère périodique est également organisé par la loi, mais son régime diffère à maints égards, notamment en ce qui concerne ses conditions de recevabilité et les recours prévus en cas de refus d’"insertion " du droit de réponse. Ainsi, pour la presse audiovisuelle, contrairement à la presse écrite, une procédure est ouverte devant le tribunal de première instance, statuant au fond, en premier et dernier ressort.

Dans quelle mesure la législation sur le droit de réponse s’applique-t-elle à la presse électronique ?

Le débat est proche de celui évoqué plus haut à propos de la notion de délit de presse. Ainsi, certains préconisent d’assimiler un journal périodique mis en ligne ou un site Web régulièrement mis à jour à un " écrit périodique ". Il est vrai que les arguments développés sur la notion d’écrits imprimés dans les délits de presse n’ont jamais été avancés en matière de droit de réponse. Quant au droit de réponse en matière audiovisuelle, rien ne devrait s’opposer, compte tenu de la formulation de la loi, à l’appliquer à des programmes périodiques de radio ou de télévision diffusés sur Internet. Toutefois, comment qualifier un site Web qui mélange l’écrit et l’"audiovisuel " ? Par exemple, un journal électronique périodique pourrait sans problème agrémenter ses articles de nombreuses nouvelles ou informations " vidéo " cliquables par liens hypertextes. Si le droit de réponse concerne des propos tenus à l’occasion de ces séquences vidéo, quel sera le régime applicable, sachant que le support principal est celui de l’écrit, à savoir l’article mis en ligne ?

A terme, la solution devrait, à notre sens, passer par un rapprochement des régimes de droit réponse en matière de presse écrite ou de presse audiovisuelle, sauf à vouloir créer un troisième régime propre aux autoroutes de l’information…

Les délits résultant d’actes de racisme ou de propos révisionnistes

Rappelons que les délits inspirés par le racisme et la xénophobie, et commis par voie de presse (y compris par voie de tracts), relèvent désormais des tribunaux correctionnels.

Le réseau Internet est souvent cité comme étant le repère des racistes et des révisionnistes. Il ne peut être reproché à Internet d’être la cause d’un tel phénomène. Par contre, sa nature mondiale crée un nouveau défi pour les autorités. La diffusion est plus large et les coupables sont souvent hors d’atteinte ou impossibles à identifier. Ainsi, le 13 novembre 1998, le tribunal de grande instance de Paris a estimé nécessaire d’acquitter le professeur Faurisson, tristement célèbre pour ses écrits révisionnistes, poursuivi pour avoir mis en ligne un texte intitulé " Les visions cornues de l'holocauste ", en violation de la loi française condamnant le racisme et le révisionnisme.

En effet, bien que les écrits litigieux étaient " signés " de son nom, le prévenu contestait en être l'auteur et les avoir mis en ligne. De plus, le tribunal dut constater qu’aucune preuve formelle n’avait pu être rapportée par le ministère public quant l’imputabilité des écrits révisionnistes au Professeur Faurisson, et qu’en particulier n’importe qui aurait pu se faire passer pour lui. Le jugement eut également à se prononcer sur sa compétence, déniée par le prévenu, invoquant le fait que le site litigieux était hébergé par un serveur américain. Le tribunal retint toutefois sa compétence au motif qu’" en matière de presse, il est constant que le délit est réputé commis partout où l'écrit a été diffusé, l'émission entendue ou vue. En l'espèce, dès lors que le texte incriminé, diffusé depuis un site étranger, a été reçu et vu dans le ressort territorial du Tribunal de Paris, ainsi qu'il ressort de l'enquête, celui-ci est compétent pour connaître de la poursuite. "

Le même principe est de rigueur en Belgique de sorte qu’il ne fait pas de doute que les tribunaux belges seraient compétents au cas où les responsables d’un site, émettant depuis l’étranger, y prôneraient le révisionnisme ou y inciteraient à la haine raciale. L’affaire Faurisson ne doit pas laisser penser que tous les délits en cette matière restent impunis. Ainsi, le 30 août 1999, une personne a été condamnée en France pour avoir exprimé des propos racistes dans un forum de discussion. Cette personne put être identifiée, à la requête des autorités, par le fournisseur d’accès en l’espèce responsable du forum. Il est vrai toutefois que tous les acteurs de cette affaire étaient français…

Enfin, il n’est pas inutile de dire un mot sur ces sites marchands en plein développement qui vendent des ouvrages en ligne, que ce soit depuis la Belgique ou depuis un autre pays. Il est devenu de notoriété publique que certains d’entre eux offrent en vente des ouvrages incitant à la haine raciale ou révisionnistes. Il nous semble que les responsables de ces sites, dès lors qu’ils ont la conscience de vendre des ouvrages " racistes " ou " révisionnistes " à un large public, pourraient être poursuivis du chef d’incitation à la haine raciale (loi du 30 juillet 1981) ou du chef d’ "approbation " de thèses révisionnistes (loi du 23 mars 1995). Une telle conscience ne devrait pas être difficile à établir lorsque l’ouvrage est par exemple intitulé " Meinkampf " ou a comme auteur un certain Professeur Faurisson…

T. V.

Article paru dans L'Echo le 16 septembre 1999


Voir également sur Juriscom.net :

- Les tribulations juridiques de la presse sur Internet (Espace "Internautes"), de Lionel Thoumyre ;
- Bulletins E-Law n°10 et 12, de Pierre-Emmanuel Moyse et Lionel Thoumyre.

 

Juriscom.net est une revue juridique créée et éditée par Lionel Thoumyre
Copyright © 1997-2001 Juriscom.net / Copyright © 2000 LexUM