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Rubrique : professionnels / volume 1

An 2000

Septembre 1999


 


Yann Dietrich,
Juriste en propriété industrielle

 

Les assurances face à l’an 2000

Commentaire de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 9 juin 1999

Par Yann Dietrich et Alexandre Menais,
collaborateurs pour Juriscom.net


Alexandre Menais,
Juriste d’entreprise spécialisé en droit de l’informatique

Paru dans les cahiers Lamy droit de l’informatique et des réseaux - août 1999
Article édité sur Juriscom.net avec l’aimable autorisation des éditions Lamy


A coté du défi technique posé par l’an 2000 et même si à ce jour on constate certaines dissonances entre les différentes prospectives et surtout l’incapacité des acteurs à déterminer les manifestations du changement de millénaire (1), il n’est pas moins vrai que le risque existe et que, du même coup, se pose la question de sa couverture. A cela, s’ajoute l’incertitude qui entoure les interrogations des responsabilités pour le passage à l’an 2000 (2). Aussi l’un des gardes-fous habituels de l’entreprise, l’assurance, devrait être disposé le moment venu à payer tout ou partie des pertes attribuables au passage informatique à l’an 2000.

Le 9 juin dernier, la Cour d'appel de Paris (3) a ordonné à la Royal & Sun Alliance, une compagnie d’assurances, de continuer à assurer deux de ses clients en responsabilité civile professionnelle, les sociétés TRESIS et IPIB, deux SSII spécialisées dans le domaine bancaire, contre les risques liés au passage à l'an 2000, et ce malgré l’exclusion par cet assureur en 1998. Cet arrêt fait suite à une ordonnance de référé, interjetée par les deux SSII, du Tribunal de commerce de Paris qui avait dû se prononcer sur la légalité d’une proposition de l’assureur qui visait à " inclure dans le contrat à partir de fin 1998 l’exclusion des risques liés au codage de l’année ". Dans son ordonnance rendue le 31 décembre 1998 (4), le juge des référés considérait que cette offre intervenue plus de deux mois avant le renouvellement du contrat assurant les risques professionnels " n’était ni brutale ni irrégulière ". Le juge estimait que les sociétés avaient suffisamment de temps pour trouver une nouvelle couverture " si le marché en avait offert ". Les magistrats vont admettre l’évidence que, si près du changement de millénaire, le marché de l’assurance ne propose plus d’offre de couverture an 2000 ! Pour autant, les juges rappellent qu’il n’existe pas d’obligation d’assurer en la matière pour les compagnies d’assurances. Dans le même temps, le juge de l’évidence ne fera pas droit à la requête des demanderesses de proroger provisoirement le contrat au motif qu’une prorogation doit être " stable et sûre " et qu’en l’espèce cette prorogation ne créerait qu’une situation provisoire.

La Cour d’appel va infirmer la position des magistrats de première instance, et considérer qu’un assureur ne peut pas décider de ne plus couvrir le risque lié au passage à l'an 2000 s'il a contracté initialement en pleine connaissance de l'existence du bogue. En effet, la cour prend soin de noter que l'assureur, en 1996, a accepté de contracter, en connaissance de l'activité de leurs clients et des problèmes que pourrait causer le passage à l'an 2000. Ainsi, tout est donc affaire de contrat nonobstant l’an 2000. De plus, la cour caractérise le dommage imminent pour les assurés par la privation de garantie non prévisible et la perte de clients qui pourrait en découler et ce alors que la compagnie a respecté les conditions contractuelles de dénonciation.

Les solutions dégagées par cet arrêt d’appel en référé constituent une première dans le contexte du changement de millénaire pour le domaine de l’assurance. Cette décision reprend une position constante des compagnies d’assurances d’exclure les garanties liées au passage à l’an 2000. Cependant, si la singularité de l’espèce donne une affaire peu originale sur le plan du droit des contrats, elle a le mérite de poser la question de la légitimité et de la légalité du recours à l’exclusion des polices an 2000 dans les contrats d’assurances.

 

I. le rappel de la position des assureurs face à la problématique an 2000 rejeté par l’espèce : singularité ?

Les assureurs se sont retranchés derrière une position maximaliste qu’ils ont su faire un peu évoluer. Cependant, dans la présente affaire cette position ne résiste pas au fait de l’espèce.

 

A. De l’exclusion de l’an 2000 et de ses tempéraments

Les compagnies d’assurances ont pris conscience très tard qu’elles pourraient se retrouver dans l’obligation de supporter en dernier recours les conséquences du passage à l’an 2000 et ce, tant sur le plan du dommage que sur le plan de la responsabilité.

Pour la première fois l’événement couvert, donc le risque, est potentiellement daté. Cette prévisibilité du risque exclut par conséquent toute idée d’aléa. Or, le Code civil dispose dans son article 1964 que " le contrat aléatoire est une convention réciproque dont les effets, quant aux avantages et aux pertes, soit pour l’une ou plusieurs d’entre elles dépendent d’un événement incertain " et classifie le contrat d’assurance parmi les contrats dits aléatoires. C’est pourquoi, tout naturellement, les assureurs ont été tentés d’envisager – certains ayant même franchi le pas – que l’an 2000 n’étant pas un aléa, il devenait inassurable. Autrement dit, le changement de millénaire est un fait générateur qui ne peut être assimilé à aucun dommage identifié et qui, par ailleurs, ne constitue pas un événement aléatoire.

Pour autant, les assureurs ont pu considérer que le risque ne reposait pas uniquement sur le changement de date, fait prévisible et certain, mais aussi sur le succès du projet d’adaptation à l’an 2000 mis en oeuvre par l’assuré. Une distinction existe par conséquent entre " l’écoulement du temps " (le 01 janvier 2000 arrive inéluctablement) d’une part, et la gestion du passage à l’an 2000 d’autre part. Un assuré peut être plus ou moins diligent dans sa préparation au passage à l’an 2000. Dés lors, il y a bien un aléa, puisque l’implication de l’entreprise face à la problématique an 2000 sera différente selon le niveau de sensibilisation de l’entrepreneur. Ainsi, si les mesures nécessaires ont été prises pour faciliter la compatibilité an 2000, par exemple du système d’information, un aléa résiduel sera couvert. Des compagnies proposent pour ce faire des polices an 2000 dont l’objet n’est pas exclusivement de garantir le millésime en tant que tel, mais dans le même temps les risques résiduels résultant des adaptations effectuées. Une restriction perdure néanmoins pour les dommages dit " immatériels " qu’ils soient oui ou non " consécutifs " tels que les pertes d’exploitation. Par ailleurs, les dommages matériels restent quant à eux généralement couverts par des contrats originels (incendies, bris de machine…).

Il va de soi que la garantie sera accordée si l’assuré démontre qu’il a mis en place les moyens nécessaires pour adapter et préparer son entreprise à l’an 2000. Il devra ainsi démontrer qu’elle a mis en oeuvre tous les moyens raisonnables pour prévenir la survenance du sinistre. Mais si l’assureur se réserve cette faculté de couvrir ou de ne pas couvrir le risque an 2000, il se préserve ainsi de manquer à son devoir général d’information et de conseil. Les assureurs pourront-ils alors refuser les indemnisations des sinistres liés au changement de date sous prétexte que l’inaction des assurés serait finalement constitutive d’une faute intentionnelle ? Il n’y a qu’un pas à franchir d’autant plus que le Code des Assurances dispose que l’assureur ne répond pas des pertes et dommages résultant d’une faute intentionnelle.

Il est constant que ce sont à la fois les contrats d’assurance dommages qui couvrent les sinistres touchant aux biens de l’entreprise et les contrats de responsabilité civile générale ou d’exploitation et les contrats en responsabilité civile professionnelle, qui seront affectés par le changement de millénaire. Le risque résiduel résultant des adaptations effectuées qui pourra être garanti par l’assureur concernera essentiellement les contrats en " RC professionnelle ", notamment comme en l’espèce où ces garanties constituent un accessoire consubstantiel à l’exercice de l’activité des sociétés. En l’espèce, il apparaît que la Compagnie Royal & Sun Alliance n’a pas choisi de résilier les polices des deux SSII mais, plus encore, a décidé en 1996 d’assurer lesdites sociétés.

 

B. De l’application de ces principes : solution dégagée par la Cour d’appel de Paris

La Cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 9 juin 1999, nous expose clairement que la privation de garantie des risques liés au passage à l’an 2000, dans certaines conditions, par un assureur, peut constituer un dommage imminent dans la mesure où elle est susceptible de provoquer la perte de clients. Cette solution doit être replacée dans son contexte particulier : le bogue de l’an 2000, objet de toutes les craintes et à la fois événement unique tant par sa nature que par ses implications. Cependant, sans entrer dans des débats de procédure, à la lecture des principes régissant le droit des contrats, une telle conclusion s’avère moins choquante.

En effet, il est constant que les SSII doivent, dans le cadre de l’exécution de leur prestation d’ingénierie informatique, souscrire des RC professionnelles. Cette obligation se retrouve notamment reprise dans les contrats d’assistance technique et de facilities management. Si le contrat d’assurance constitue un contrat spécial, c’est à dire avec un régime juridique qui lui est propre, il reste avant tout soumis aux règles générales de conditions de formation des contrats telles que définies par le Code civil français, où la phase précontractuelle y tient un rôle de première importance. En effet, cette dernière sera marquée par un échange entre l’assuré et l’assureur déterminant pour la formation, l’adaptation et même la validité du contrat d’assurance. Ainsi, c’est d’une part un devoir d’information et de conseil pour l’assureur et d’autre part une déclaration des circonstances du risque par l’assuré qui devront se rencontrer pour permettre la conclusion du contrat. L’obligation précontractuelle de déclaration trouve sa justification dans la nécessité de fournir à l’assureur des informations qui constituent le préalable indispensable pour sa décision d’accepter ou non la couverture du risque proposé – déclaration d’ailleurs non contestée par l’assureur – en l’espèce. En effet, comme le souligne la cour, " (…) la compagnie d’assurances, lorsqu’elle a accepté de garantir les deux sociétés, sur des déclarations dont la sincérité n’est pas en cause, connaissait parfaitement la nature exacte de l’activité développée par ces dernières ". Par ailleurs, la cour est explicite quant à la connaissance par l’assureur de la problématique de l’an 2000. Ainsi, la société d’assurances " n’ignorait pas, en 1996, comme l’ensemble des professionnels, les problèmes techniques que posait ou pourrait poser le passage à l’an 2000 pour l’ensemble des matériels informatiques et des prestataires de services, en raison du codage de l’année universellement adopté " est des plus explicite. En effet, pour les juges c’est bien en connaissance de cause que la Royal & Sun Alliance a décidé de couvrir les deux SSII et ce nonobstant l’événement prévisible que représentait la problématique du changement de millénaire dans le monde informatique.

Mais, la cour n’en reste pas là en considérant par ailleurs que la compagnie d’assurances " (…) en a pas moins, à cette époque, alors que le problème était d’ores et déjà connu, accepté de garantir lesdites sociétés pour leurs activités, les confortant dans leur projet d’entreprendre d’importants investissements afin de développer leurs activités et les incitant, manifestement, à ne pas se retourner vers d’autres assureurs concurrents ". Les magistrats relèvent ainsi que dans son devoir de conseil qui, rappelons-le, comporte un jugement de valeur puisqu’il s’agit d’indiquer au futur assuré les conséquences du contrat envisagé pour mieux mettre en lumière l’opportunité qu’il y a ou non à passer cette convention (5), la Royal & Sun Alliance aurait conforté les SSII dans leurs investissements en décidant d’assurer leur activité. La Cour précise enfin que l’assureur aurait tout fait pour manifester sa volonté de conserver ses clients en incitant ces derniers à ne pas se retourner vers leurs concurrents !

Dès lors, la cour considère que la privation de garantie était en dehors de toute prévision du contrat pour les assurés. Certes, la cour ne semble pas avoir tiré toutes les conséquences de l’attitude de la société d’assurances. Cependant, il faut noter que le débat ne se situait pas sur le terrain du trouble manifestement illicite mais sur celui du dommage imminent qui, comme la cour le souligne, "  doit s’apprécier en soi et non au regard d’un fait fautif ". La voie du trouble manifestement illicite, exigeant de caractériser un comportement fautif de l’assureur, aurait été trop périlleuse pour que le juge de l’évidence puisse statuer librement.

Par ailleurs, pour caractériser ce dommage imminent, la cour prend soin de noter que le fait de procéder à la dénonciation du contrat de RC professionnelle prive d’évidence les deux sociétés de toute " garantie au titre des dysfonctionnements informatiques résultant du passage à l’an 2000 " alors que cette garantie est co-substantielle à l’exercice de leurs activités. En sachant, qui plus est, que cette dénonciation provoquée en 1998, " à  proximité de la date de réalisation possible du risque assuré ", intervient dans un contexte où les assureurs refusent tout nouvel assuré. Par conséquent, il apparaît de manière évidente que les conséquences d’une telle exclusion menacent l’activité en elle-même alors qu’elles ne pourraient être que difficilement réparables.

 

II. Des limites de la position des assureurs face à la problématique an 2000

La position d’exclusion des assureurs a prêté immédiatement le flanc à la critique. Cependant, les arguments juridiques avancés n’ont pas toujours été opportuns. Finalement, le rappel d’une position de la Cour de cassation – mais aussi la particularité de l’environnement concerné par le risque –permettent de poser de véritables limites à cette exclusion de garantie notamment quant à son opportunité. Plus fortes encore, les solutions dégagées par l’arrêt dans un contexte particulier ne semblent pas avoir pu donner toute leur portée au regard de la légalité de l’exclusion.

 

A. Opportunité d’une telle solution

L’opportunité des clauses d’exclusion du risque an 2000 sera-t elle mise à mal par le droit positif de la Cour de cassation ?

En effet, la Cour suprême a posé le principe que le risque sera pris en compte au moment du fait générateur. Ainsi, la compagnie qui devra supporter le sinistre sera celle qui couvrait le risque au moment du fait générateur. Quelle sera alors la portée de ces clauses d’exclusion ?

D’autant plus que l’hypothèse aurait pu être double, à savoir retenir la date de la livraison ou la date de conclusion mais a fortiori pas celle de la réclamation ! A ce jour, la tendance pousserait le juge à apprécier le risque au moment de la livraison du produit.

Or, les polices des contrats en responsabilité civile professionnelle écartent les effets d’un dommage lorsque le défaut est connu au moment de la prestation. L'an 2000 relève pourtant bien du fait connu. Ainsi, cette position de la Cour de cassation ne va pas sans poser de problèmes pour les compagnies d’assurances. En effet, elle conditionne la légalité des clauses d’exclusion mais, plus encore, oblige l’assureur à identifier le fait générateur, ce qui pousse ce dernier à recourir le cas échéant à des expertises et donc alourdit considérablement ses charges… Par ailleurs, le niveau d’exposition au risque des assureurs devient peu ou prou difficilement déterminable, ce qui risquerait, comme certains le craignent, de pousser les assurances françaises à la faillite.

Rappelons que, exception faite de certains pays, le " claims made "(6) fonctionne en droit des assurances dans les pays du monde entier. La position de la Cour de cassation devient dès lors assez singulière. C’est pourquoi, comme la communauté de l’assurance l’envisage, si la position de la Cour de cassation ne souffre pas d’absence de fondement juridique, elle n’en constitue pas moins une menace réelle pour le monde des assureurs. Aussi, ces derniers comptent-ils vainement sur l’état des règles de l’art de la profession au moment de la survenance du fait générateur pour déterminer le niveau de responsabilité du fournisseur...

La précarité des motifs d’exclusion des assureurs se manifeste plus encore, selon nous, sur l’environnement assurable. En résumé, nous savons qu’il est acquis que le droit de l’assurance sait supporter le risque informatique sous certaines conditions. Ce sont des causes matérielles et logiques, des erreurs de conception et de réalisation du logiciel et enfin des procédures d’application qui seront susceptibles d’être couvertes. En se fondant sur des rapports risques et conséquences quant à la survenance de ces risques, l’étendue de la garantie sera déterminée. Si les assureurs ont pu considérer de manière irrévocable que le 1er janvier 2000 n’était pas aléatoire et que, par conséquent, la possibilité d’assurer un système d’information face au changement de millésime s’avérait juridiquement impossible par absence d’aléa, ils ont néanmoins sous-estimé les qualités intrinsèques de l’informatique, à savoir son caractère précisément aléatoire.

Nous considérons que si la prévisibilité de l’an 2000 s’avère exacte, il n’en demeure pas moins que les conséquences d’un mauvais chiffrage de la date sur un programme informatique sont difficilement prévisibles. De fait, l’identification de la cause du risque deviendrait impossible puisque le système informatique est par nature aléatoire et dès lors assurable. A titre d’exemple, la mise en conformité d’un programme en l’absence de ses codes sources et l’exploitation d’un logiciel spécifique non conforme avec sa documentation relèvent inévitablement de l’aléatoire. Enfin, un programme avec des codes sources connus ayant fait l’objet de test de conformité an 2000 conserve aussi son aléa et ce, eu égard à l’intéropérabilité des systèmes informatiques. En effet, les interdépendances des systèmes informatiques ne sont plus à démontrer. Le dommage devient alors imprévisible à cause de la globalité des interconnexions informatiques. A fortiori, les aptitudes des programmes qui diffèrent en environnement de production réel relèvent de l’aléa.

Pour l’ensemble de cette question nous nous référons aux écrits du Dr D. Guinier qui considère que les systèmes dynamiques, malgré des futurs déterminés, restent " imprédictibles " et ce lorsque " leur comportement échappe à toute prédiction " (7).

L’affirmation de ces évidences n’est pas sans conséquences et constitue bien une donnée objective qui laisse la place à l’interprétation quant au recours aux exclusions des compagnies d’assurances. De plus, elle pose le problème lors de la survenance du dommage et plus précisément la détermination du fait dommageable : an 2000 ou composant informatique ?

 

B. Légalité d’une telle exclusion

Comme nous l’avons vu précédemment, la cour, tenue par des impératifs de procédure, n’a peut-être pas pu tirer toutes les conséquences de l’attitude de l’assureur. Cependant, dans le cadre d’une action au fond, une telle exclusion nous semble pouvoir être combattue notamment sur le terrain de l’abus de droit.

Ainsi, pour citer Maître Azéma, le droit de résilier n’est pas absolu et un fournisseur engage sa responsabilité en abusant de son droit de ne pas renouveler un contrat " non seulement lorsque la rupture était motivée par l’intention de nuire, mais encore lorsqu’elle interviendrait avec une légèreté blâmable "(8). Par exemple, en matière de contrat de distribution, la rupture est abusive principalement en raison de son caractère brutal. En prenant en compte l’état de dépendance économique, les juges ont pu considérer que le préavis ne saurait être inférieur au temps nécessaire à la reconversion du distributeur (9). En l’espèce, la résiliation partielle du contrat est intervenue un an avant la réalisation du risque ne permettant pas ainsi à l’assuré de pouvoir trouver une nouvelle couverture pour ce risque. Dans une autre espèce, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé que le fournisseur commet une faute en ne laissant pas au distributeur le temps nécessaire à la reconversion de son entreprise, alors qu’il avait exposé des frais considérables en contrepartie d’une promesse de négocier en vue d’intégrer l’entreprise du concessionnaire (10). Comme le distributeur, l’assuré se trouve dans l’impossibilité d’exercer son activité, ni même d’avoir le temps de changer de fournisseur ou d’assureur, sans mettre en danger son entreprise et alors même que rien ne rendait prévisible ou normal une telle résiliation. Une telle voie pourrait être envisagée pour les SSII, dans la même situation que les sociétés appellantes, et n’ayant pas agi à bref délai, pour obtenir réparation de leur préjudice.

De la même manière, l’entreprise se retrouve dans l’impossibilité de continuer normalement son activité. La garantie RC de la SSII est une condition essentielle dans la négociation de tels contrats. Dès lors, comme le note la Cour, l’assureur, en connaissance du risque, a " accepté de garantir lesdites sociétés pour leurs activités, les confortant dans leur projet d’entreprendre d’importants investissements (…) et les incitant manifestement, à ne pas se retourner vers d’autres assureurs concurrents ". Par son attitude, l’assureur a véritablement mis en péril l’activité de son client, alors que rien ne permettait à l’assuré d’envisager une telle exclusion du risque. Il paraît peu concevable de ne pas y voir au moins une légèreté blâmable.

Enfin, l’article L. 113-4 du Code des assurances, dans son alinéa 3, dispose que l’assureur ne peut plus se prévaloir de l’aggravation des risques pour dénoncer le contrat, quand, après en avoir été informé de quelque manière que ce soit il a manifesté son consentement au maintien de l’assurance, spécialement en continuant à recevoir les primes ou en payant après un sinistre une indemnité. Par conséquent, l’exclusion du risque an 2000 pourrait être éventuellement considérée comme opérant en fraude de cette disposition. Certes, il n’y a pas eu à proprement parler aggravation du risque mais amélioration de l’information quant à son ampleur. Il est clair cependant qu’en 1996 et en 1997, l’assureur avait une pleine connaissance du risque. De plus, la résiliation est bel et bien intervenue car l’assureur avait conscience que le risque s’aggravait. Il ne pouvait donc plus dénoncer le contrat au titre de cette disposition, ayant accepté, sans état d’âme, le paiement des primes pour les années antérieures. Certes, l’intérêt de l’assureur n’était pas de dénoncer le contrat dans sa totalité, mais simplement d’exclure la garantie des risques liés au passage à l’an 2000. Mais cette exclusion nous semble pouvoir heurter cette disposition du Code des assurances et révéler une attitude quelque peu indélicate de l’assureur.

Le fournisseur commet également une faute en ne laissant pas au distributeur le temps nécessaire à la reconversion de son entreprise, alors qu’un plan de collaboration avait été conclu entre eux pour une longue durée (11). En l’espèce, le concessionnaire avait fait exposer, par le distributeur, des frais considérables en contrepartie d’une promesse de mener à terme des négociations en vue d’intégrer l’entreprise du concessionnaire.

 

Conclusion

Beaucoup de commentaires, non officiels pour la plupart, ont critiqué cette arrêt, à la fois tant du coté des assureurs que de celui des professionnels du droit (12). Mais, ce que nous appelons la singularité française ne nous semble pas un obstacle et serait une solution finalement assez progressiste (13). En effet, la prévention des dérives paraît être inévitable. Les Etats Unis, qui sont sur le point d’adopter un texte encadrant les recours en justice liés au bogue et les dommages et intérêts susceptibles d’être exigés par les P.M.E (14), ont été les premiers à se pencher sur la régulation des responsabilités. Les commissions créées par le Comité national an 2000 français s’inscrivent dans cette logique (15).

Les raisons qui pourraient expliquer ces revirements sont peut-être nombreuses. Pour notre part nous retiendrons deux réalités objectives. D’une part, au problème de l’imputation du passage à l’an 2000 est en train de se substituer celui de la charge du dommage du changement de millénaire. Et, d’autre part, il est évident que les pluralités de responsabilités seront réelles (sinistre systémique).

Autrement dit, que constate-t-on ? Tout simplement l’instauration d’une véritable socialisation des risques.

 

Y.D. et A.M.


Notes

 

(1) Olivier ITEANU, Revue de Droit de l’Informatique & des Télécoms, 1998/4, p. 89.

(2) Voir nos différents article sur le sujet rubrique an 2000 sur Juriscom.net : http://www.juriscom.net/pro/1/index.htm#bug.

(3) Voir l'arrêt sur le site : http://www.legalis.net.

(4) Jean-François FORGERON, " le bogue de l’an 2000 : un premier bilan judiciaire ", O1 Informatique, avril 1999.

(5) Boris STARCK, Henri ROLAND et Laurent BOYER, " Obligations – 2. Contrats ", 4ème édition, Litec, 1993.

(6) " Claims made " où l’assureur qui couvrira le sinistre sera celui qui assure au moment où la plainte est déposée.

(7) Daniel GUINIER , " Passage à l’an 2000, le chaos rend la perspective imprévisible dans un contexte systémique ", Expertise, n°228, 1999, p.228 et s. ; mais aussi Daniel GUINIER, Catastrophe et management – Plan d’urgence et continuité des systèmes d’information, Edition Masson-Dunod, p.1-323.

(8) Droit français de la Concurrence, PUF.

(9) CA Versailles, 30 mai 1994, Rev. Jur. Ile de France, 1995, n° 36, p. 145, note Parléani. G.

(10) Cass. Com., 8 janvier 1968, D. 68, p. 495.

(11) précité note 10.

(12) A titre d’exemple le Professeur Caron, " (…) les Juges ont été extrêmement audacieux pour admettre une prorogation du contrat qui équivaut à un forçage du consentement ", Expertises, n° 229, p.251.

(13) même si nous avions pu expliquer que nous y voyons - un arroseur arrosé – Le Monde Intercatif , 07 juillet 1999.

(14) " les Etats Unis cadrent juridiquement le bogue de l’an 2000 " , La Tribune, 5 juillet 1999. 

(15)" Entretien avec Hubert BITAN ", Le Bogue légal, n°5, p. 7.

Pour en savoir plus sur les risques, l’assurance et l’an 2000, voir le site de Emmanuel CREVENNA : Auditeurs Européens Indépendants : http://perso.club-internet.fr/anneverc.


Voir également sur Juriscom.net :

- Réflexions sur les aspects juridiques du passage à l'an 2000
(Espace "Professionnels"), d'Alexandre Menais ;
- Commentaire du jugement du 16 juin 1998 - Tribunal de commerce de Créteil
(Espace "Professionnels"), d'Alexandre Menais ;
- Bug de l'an 2000 : première décision en faveur des utilisateurs - Tendance ou cas d’espèce ?
(Espace "Professionnels") d'Alexandre Menais ;
- L'audit des contrats informatiques (Espace "Professionnels"), d'Alexandre Menais ;
- Que faire à l'aube de l'an 2000 ? (Revue de presse), de Juliette Aquilina ;
- Texte du jugement du Tribunal de commerce de Créteil du 16 juin 1998 (affaire Novatel) ;
- Texte de l'arrêt de la Cour d'appel de Dijon du 4 février 1999 (affaire Bel Air Informatique).

 

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